mercredi 5 octobre 2011

Rendez-vous en 568

Une faide royale

 
     En 566, Sigebert, roi d'Austrasie épouse Brunehaut, la plus jeune des filles du roi Wisigoth Athanagild.

(Mariage de Brunehaut et de Sigebert Ier)

 
L'année suivante, jaloux de l'alliance conclue par son frère, Chilpéric, roi de Neustrie, épouse en seconde noce la sœur aînée de Brunehaut, Galswinthe. Or au même moment, Frédégonde, une concubine de Chilpéric se résigne mal à l'arrivée de cette nouvelle reine alors qu'elle a réussi à faire répudier la première femme du roi, Audevère dont elle était la suivante : alors que Chilpéric part combattre son frère en Saxe, Frédégonde, espérant sans doute devenir reine à la place d'Andevère, abuse de la naïveté de celle-ci au moment du baptême de sa fille Hildeswinthe. Frédégonde conseille en effet à la reine de tenir elle-même la petite sur les fonts baptismaux. Or, suivant la loi de l'Église, être parrain ou marraine créé avec les parents de l'enfant des liens fraternels. Devenant marraine de sa propre fille, son mariage avec Chilpéric devient un inceste.
     Frédégonde, alors qu'Audevère prend le chemin d'un couvent du Mans avec sa fille, obtient du roi de Soissons une promesse de mariage finalement remise en cause par la rivalité et la jalousie perpétuelle entre les deux frères Sigebert et Chilpéric. La cupidité de ce dernier se réveille devant le mariage de son frère alors que lui-même s'apprête à épouser sa bonne. La dot fabuleuse de la princesse wisigothe le fait rêver au moins autant que son sang royal. Mais, à Tolède, les choses ne sont pas simples. La réputation du prétendant est si détestable que Galswinthe éclate en sanglots lorsqu'elle apprend sa demande. Athanagild n'est guère plus enthousiaste et les négociations traînent en longueur : Chilpéric jure finalement de se débarrasser de toutes ses femmes, et tout bascule à la mort du fils aîné de Clotaire Ier, Charibert, le roi d'Aquitaine et frère de Chilpéric, qui entraine le partage de ses domaines. Chilpéric hérite ainsi de la Normandie, du Maine, de l'Anjou, du Limousin, du Quercy, de Bordeaux, de Toulouse, du Béarn, de la Bigorre et de Comminges. Autrement dit, il devient le voisin immédiat d'Athanagild qui, peu désireux de se créer des ennemis à ses frontières accepte enfin le mariage.
     Mais l'affaire n'est reste pas là. Très vite, la situation de Galswinthe devient intenable à la cour. Vite lassé de sa nouvelle épouse, Chilpéric retourne à ses beuveries et à ses nombreuses maîtresses. Frédégonde qui attend son heure, profite de cette situation d'humiliation permanente de la reine pour sortir de l'ombre et regagner son influence auprès du roi. Reléguée au second rang par l'insolente favorite, Galswinthe se voit dépouiller peu à peu de ses parures et de son rang. Ses plaintes ne sont pas entendues et, quand elle supplie son mari de la laisser retourner à Tolède, elle éveille sa méfiance (Chilpéric pratiquant trop la perfidie et la trahison pour croire à la loyauté de quiconque). Pour calmer les craintes de Galswinthe, Chilpéric joue un temps le repentir mais, une nuit de 568, la reine est assassinée dans son sommeil. La rumeur accuse Frédégonde, mais Grégoire de Tours ne pense pas que les rivalités sentimentales soient la cause de cet assassinat, purement politique et patrimonial, nous y reviendront. Un meurtre qui déclenche en tout cas une faide (vengeance privée) qui va déchirer le royaume pendant près de trente ans. La reine Brunehaut décide en effet de venger le meurtre de sa sœur et réussit à pousser son mari à la guerre contre son frère Chilpéric.
     Dans ce nouveau rendez-vous consacré aux guerres civiles de la fin du VIe siècle, nous reviendrons donc dans un premier temps sur les origines de la faide royale et le contexte du royaume Franc. Ensuite nous traiterons du conflit en lui-même que nous diviserons en deux temps : un premier de 575 à 592 et un second de 592 à 613.

 
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     Avant Clovis, les Francs ignorent ce qu'est un royaume territorial et ne connaissent que la royauté tribale. Avec la conquête, Clovis est reconnu comme le successeur de l'empereur romain en Gaule, chargé d'administrer un territoire.

(Royaume et conquêtes de Clovis de 481 à 511)

 
Or à sa mort, Clovis prévoit le partage de son royaume entre ses fils afin de respecter le principe du partage des héritages. On en revient donc en 511 à la segmentation puisque chacun de ses fils aura un regnum, c'est à dire des leudes, une part du trésor et des revenus royaux, donc des cités. La mort de Clodomir en 524, celle de Théodebald en 555, puis celle de Childebert Ier en 558 permettent à Clotaire Ier de réunifier le royaume de 558 à 561.

(Partage de 511)

 
    A la mort de Clotaire Ier, le royaume est de nouveau partagé entre ses quatre fils légitimes : Sigebert a le royaume de l'Est (Austrasie), Gontran la Burgondie, Charibert le royaume de Paris, et Chilpéric le royaume de Soissons. Les provinces germaniques restent dans le lot du royaume de l'Est avec l'Auvergne, et l'Aquitaine est partagée entre Gontran et Charibert. Progressivement, trois ensemble territoriaux commencent à se dessiner : un royaume de l'ouest (Neustrie), une Burgondie, et un royaume de l'Est (Austrasie). Mais ce sont les guerres civiles qui vont accélérer la formation des tria regna.

(Partage de 561)

 


 
    Le contexte politique et territorial dans lequel se déclenche la faide royale est donc bien particulier et il convient, avant d'aller plus loin, d'analyser plus en détail le déclenchement du conflit. Le point de départ est nous l'avons vu, l'assassinat de la sœur de Brunehaut, Galswinthe. Si Frédégonde fait une parfaite coupable, les aspects politiques du meurtre n'en sont pas moins visibles. La mort d'Athanagild en 568 scelle définitivement le destin de Galswinthe, le roi ne laissant aucun héritier mâle. Personne ne viendrait donc réclamer vengeance pour les avanies conjugales de sa fille et personne ne pouvait, a priori, hériter du royaume wisigothique. Galswinthe sans protecteur, Chipéric peut donc s'en débarrasser sans problème, ce qu'il fait une nuit de 568. La morale de l'époque mérovingienne étant assez souple en matière de violence, on fermait facilement les yeux. Mettre à mort une jeune épouse quelques mois seulement après les noces dépassait toutefois les limites du raisonnable. Pour désamorcer le caractère choquant de son crime, Chilpéric tente ainsi de sauver les apparences en cachant sa responsabilité. Toutefois, les manifestations publiques de deuil ne durent guère et après quelques jours de veuvage, le roi s'empresse de prendre Frédégonde comme épouse.

(Meurtre de la reine Galswinthe)

 
      C'est en ces termes que l'Italien Fortunat commente l'événement : « Tolède t'a envoyé deux tours, ô Gaule : si la première est debout, la seconde gît à terre, brisée. Elle se dressait sur les collines, splendide sur une belle cime, et des vents hostiles l'on mise à bas et détruite ». Le même Fortunat décrit ainsi la douleur de Brunehaut à l'annonce de la mort de sa sœur : « Partout où elle (Brunehaut) passe, elle frappe les astres de ses plaintes. Souvent, elle crie ton nom, Galswinthe, toi sa sœur. Tu te tais, Galswinthe ? Réponds à ta sœur comme lui répondent les objets muets : les pierres, les monts, les bois, les eaux, le ciel ! ». Et cette tristesse se transforme en détermination à venger son sang quand Brunehaut convainc son époux de se lancer dans une guerre contre son frère.
      La faide est le résultat de tensions internes à la famille mérovingienne, rivalités familiales transposées en termes politiques par la confusion du public et du privé. Une rivalité qui s'explique tout d'abord pas la polygamie des rois : Clotaire Ier a eu sept épouses. Sigebert et Gontran sont les fils d'Ingonde, Chilpéric le fils d'Arégonde. La rivalité entre les demi-frères ne fait que transposer celle des deux reines qui sont aussi sœurs. Elle s'exprime aussi nous l'avons vu lors du partage de 561 puisque Chilpéric n'a rien obtenue des régions méridionales du royaume. Elle se poursuit ensuite par mariage interposés : Grégoire de Tours explique ainsi que Chilpéric épouse Galswinthe pour ne pas être en reste vis à vis de son frère dont le prestige et la puissance ont été renforcés par son mariage avec la princesse wisigothique. À l'origine des troubles, il y a donc les mariages successifs des rois, la fragilité de la situation des épouses et la rivalité entre les fils des différents lits. Les conflits dégénèrent en une gigantesque faide car les rois, qui doivent normalement s'interposer et amener les parties au compromis, sont eux-même au cœur du drame.
     Gontran estimant que Chilpéric doit payer à Brunehaut le prix de la mort de sa sœur, cinq provinces lui sont offerte mais le roi n'attend qu'une chose, l'occasion de les reprendre. C'est ainsi qu'en 573, son fils Clovis prend Tours mais échoue devant Poitiers. Son frère Théodebert est tué en Charente dans l'offensive de Sigebert qui balaye tel un raz-de-marée la Neustrie. Les retournements de Gontran, sur lesquels nous reviendrons plus loin, qui voit d'un mauvais œil les succès militaires de Sigebert doivent aussi se comprendre à la lumière des attaques extérieurs dont il est victime, notamment de la part des Lombards. Et alors qu'un traité signé en 574 offre une porte de sortie au conflit, la guerre se poursuit par la conquête de Paris en 575 et le siège de Tournai où se trouve Chilpéric et Frédégonde. Anticipant sa victoire, Sigebert se fait proclamer comme « rois des Francs qui avaient autrefois dépendu de Childebert l'Ancien », c'est à dire de l'ancien royaume de Paris. Mais en pleine cérémonie, deux assassins se jettent sur Sigebert qui meurt, au somment de sa gloire. Là encore, la question se pose de savoir qui a commandité ce meurtre : Chilpéric ? Frédégonde ? En tout cas, à l'annonce de la mort de leur roi, les troupes se replient rapidement de Tournai, permettant au couple royal de sortir de la ville. Brunehaut, veuve, doit maintenant choisir : s'effacer ou conseiller son fils Childebert II.

 
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     Retenue captive à Paris, Brunehaut se fait dilapider de ses trésors par Chilpéric et envoyée à Rouen où l'évêque Prétextat doit veiller sur elle. Parallèlement et alors que la puissance d'un roi dépend de sa capacité à rassembler autour de lui les Grands de son royaume, Brunehaut éprouve, après la mort de son époux, les plus grandes difficultés à faire reconnaître son fils Childebert alors âgé de cinq ans. Elle demande donc l'aide de son beau-frère Gontran, roi de Burgondie, qui n'a plus de fils et qui accepte d'adopter son neveu Childebert en 577.

(Adoption de Childebert par Gontran)

 
     Au même moment, Chilpéric doit faire face à une révolte de son fils Mérovée. Frédégonde ne se contente pas de fomenter le meurtre de Galswinthe : les tensions avec les enfants de Chilpéric et d'Audevère s'ouvrent par la révolte de Mérovée contre son père en 576. Il épouse en effet sa propre tante, Brunehaut, qui voit en lui l'héritier de Neustrie. Elle accepte sans hésiter sa demande, étrange union de la tante et de son neveu bénit par l'évêque Prétextat. Le jeune couple doit néanmoins fuir alors que Frédégonde et Chilpéric approchent de Rouen, aidés en cela par le vieil évêque. Mais l'année suivant, Mérovée est assassiné, meurtre qui marque pour Frédégonde le début d'une longue série d'assassinats. En effet, la reine élimine un à un les membre de la première union de son mari : Audevère et son fils Clovis en 580, tandis que sa fille Basine est envoyée en couvent. Frédégonde, pour faire bonne mesure, fait également éliminer l'évêque Prétextat de Rouen et a désormais le champ libre quoique ses trois premiers fils soient morts. Seul le dernier, Clotaire, né l'année de la mort de son père en 584, survit et reprend la lutte contre Brunhaut.

(Frédégonde et Chilpéric)

 
     Depuis 575, Chilpéric a su conforter ses positions en Neustrie, mais il meurt en 584, empoisonné par un certain Landry, amant de Frédégonde. Ayant fait supprimer quasi tous les membres de la famille royale, Frédégonde, qui exerce dès lors la régence de son fils, est logiquement accusée du meurtre de son mari. Cette mort subite dresse les leudes contre Frédégonde qui doit se tourner vers le roi de Burgondie « pour le mettre en possession du royaume de son frère » et placer Clotaire sous la protection de son oncle. Gontran accepte de considérer son neveu comme un « fils adoptif », obligeant ainsi les grands de Neustrie à le reconnaître comme héritier légitime de Chilpéric. En adoptant ses neveux Clotaire et Childebert, Gontran cherche à stabiliser la situation en Austrasie et en Neustrie, tout en affirmant son hégémonie sur l'ensemble du royaume franc. Deux ans plus en tard, au traité d'Andelot, Gontran fait de Childebert II son unique héritier, et on règle en même temps tous les problèmes territoriaux restés en suspens depuis la mort de Sigebert. Le décès de Gontran en 592 lance une nouvelle période de luttes entre les deux reines.


(Gontran)
 
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     En 592, Gontran meurt et Childebert II recueille son héritage : il est désormais roi d'Austrasie et de Bourgogne. La mort de Gontran libère Frédégonde de toute tutelle et les hostilités ne tardent pas à reprendre, à l'initiative des Austrasiens. Cependant, Childebert meurt à son tour en 596 à la suite d'une campagne contre les Thuringiens et son héritage est partagé entre ses fils, Théodebert II et Thierri II, le premier recevant l'Austrasie, le second la Bourgogne. Une nouvelle période de régence commence alors pour Brunehaut puisque ses petits-fils sont âgés respectivement de neuf et huit ans. Brunehaut, chez qui s'est éveillé l'appétit du pouvoir, fait tout pour garder le trône, mais Théodebert fini par se révolter et chasse sa grand-mère qui se réfugie chez Thierri à Chalon-sur-Saône.

(Childebert II)
 

(Thierri II)
 
(Théodebert II)

 
     Pendant ce temps, Frédégonde profite des rivalités entre frères pour investir Paris qui avait retrouvé son statut d'autrefois : celle d'une ville neutre. Brunehaut et ses petits-fils venus à la rescousse de la ville perdent la bataille de Laffaux, mais Frédégonde ne peut profiter de sa victoire. Elle meurt peu de temps après, en 597. Son corps est porté à l'abbaye Saint-Vincent et sa mort bouleverse les équilibres. Clotaire II, du haut de ses treize ans, est bien faible face aux Austrasiens.

(Clotaire II)

 
Clotaire II subit en 600 une sévère défaite qui lui fait perdre la plus grande partie de son royaume, y compris Paris et Chartres qui vont à Thierri, Meaux et Soissons à Théodebert. Il ne lui reste plus que les trois cités de Rouen, Beauvais et Amiens. Cependant, les dissensions entre Thierri et Théodebert renforcent la puissance de l'aristocratie et permettent à Clotaire II, dès 603, de récupérer la région entre la Seine et la Loire. C'est ainsi que les deux frères en viennent au conflit armée en 604-605 et les hostilités se terminent par la mort des protagonistes en 612.
     La haine entre les deux reines Brunehaut et Frédégonde ne meurt pas avec cette dernière. Brunehaut sombre à son tour dans un bain de sang et c'est elle qui pousse ses petits-fils à se dresser l'un contre l'autre. Elle fait tuer elle-même Théodebert qui l'avait chassé, ainsi que ses enfants. C'est ensuite Saint Didier, évêque de Vienne qui tombe entre ses mains pour avoir aider Thierri à s'arracher des mains de sa maîtresse très proche de Brunehaut. Le roi de Bourgogne s'enfuit à Metz où il meurt. C'est dans la même ville que Brunehaut fait couronner le fils de Thierri, Sigebert II, mais les leudes de Bourgogne, loin de les protéger lorsque Clotaire marche contre eux, les abandonnent. Après la victoire d'Andernach en 613, et en signe de dérision, la vieille reine de soixante-dix ans est promenée sur un chameau avant d'être torturée durant trois jours. Le bras, la jambe et les cheveux attachés aux queues de chevaux non dressé finissent de la mettre en lambeaux. Ainsi se terminent plus de trente ans de luttes et de guerres civiles. Le royaume franc est à nouveau entre les mains d'un seul roi, mais les tria regna sortent consolidés de ces épreuves.

(Supplice de Brunehaut)
 
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     Les guerres civiles ont accéléré la territorialisation du pouvoir, l'enracinement local des aristocraties et le renforcement des identités régionales qui ont commencé à se définir dans la seconde moitié du VIe siècle. Sous Sigebert Ier, la capitale du royaume de l'Est, que l'on appelle désormais Austrasie, a été transférée de Reims à Metz. Le vocable Neustrie va bientôt désigner l'ouest du royaume franc, sa capitale étant définitivement installée à Paris. Enfin, la capitale du royaume de Bourgogne est transférée d'Orléans à Chalon-sur-Saône. Clotaire II a réunifié le royaume, avec l'aide et le soutient de l'aristocratie bourguignonne et austrasienne. Pour maintenir la paix et l'ordre troublés par les guerres civiles, il réunit à Paris une assemblée à laquelle participent les évêques, les comtes et les magnats des tria regna. C'est l'édit de 614, longtemps considéré comme le signe de la montée en puissance de l'aristocratie, parce que le roi y a reconnu les privilèges de chacun, des églises, des puissants. En fait, il s'agit d'un compromis puisque les grands reconnaissent également les prérogatives royales. L'essentiel de l'édit concerne l'Église et la justice. Le roi réaffirme l'autorité des évêques sur leur clergé et promet des élections épiscopales régulières. Les clercs seront dès lors jugés par un tribunal ecclésiastique. Les droits des hommes libres à se faire juger par le tribunal public sont réaffirmés. Clotaire II et son fils Dagobert vont à présent tenir fermement en main le royaume, tout en ménageant les autorités régionales.

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