Race de Bronze, Alcides Arguedas
Place à un rendez-vous un peu original où je vous propose l'analyse d'un roman, Race de Bronze d'Alcides Arguedas, auteur bolivien qui a longtemps vécu en France et qui nous propose un portrait de la vie indienne au début du XXe siècle sur les rives du lac Titicaca.
Race de Bronze, roman publié en 1919 par Alcides Arguedas est souvent considéré comme le premier grand roman indigéniste de l'Amérique Latine.
Le terme indigénisme concerne tout à la fois le domaine littéraire et politique. Il désigne d'abord les politiques menées par certains gouvernements à l’égard des communautés indiennes dans un but d’intégration ou d’acculturation, différent donc de l'indianisme qui apparaît à la fin du XXe siècle et qui est la politisation des Indiens, leur prise de position directe sur les questions qui les concernent, l'émergence d'une vie politique indienne, et l'expression de sa volonté. Mais l'indigénisme sert aussi à qualifier les mouvements revendicatifs de ces communautés. En effet, le début du XXe siècle voit divers indices témoignant d'une évolution des sociétés latino-américaines comme le mouvement étudiant de 1918, ou encore la classe ouvrière qui commence à faire entendre sa voix.
Les formes littéraires et artistiques reflètent aussi les évolutions des sociétés. C'est à ce moment là que l'Amérique Latine acquiert une identité culturelle propre, distincte de l'Europe bien qu'encore sous influence. L'ambiance générale devient anti-impérialiste et l'engagement politique des artistes s'en ressent. Sur le plan littéraire l’indigénisme désigne donc un courant mettant en scène avec réalisme et le plus souvent avec un fort accent de dénonciation les conditions de vie de l’indien et ses luttes pour la survie face à l’oligarchie et au pouvoir dérivé de la colonisation.
Race de Bronze : présentation de l'œuvre
. L'auteur :
Alcides Arguedas est né à La Paz en Bolivie en 1879. André Maurois nous donne dans sa préface une vision de son adolescence semblable à l'un des personnages de Race de Bronze, Suarez dont il en fait un poète curieux d'entrer en contact avec les indiens. Arguedas va ainsi apprendre la langue des indiens Aymaras et étudie de près leurs mœurs. Il assiste même à certaines cérémonies qu'il pourra ensuite décrire avec véracité et précision dans son roman.
Après ses études à La Paz, il part pour Paris où il arrive en 1905 pour y suivre les cours de l’École des Hautes études sociales. La France devient rapidement sa seconde patrie et c'est ici qu'il commence à écrire, sa carrière littéraire débutant en 1904 lorsqu'il publie le roman espagnol Wata-Wara qui était une première ébauche de Race de Bronze, car en lisant ce dernier livre, on remarque qu'une très belle indienne du nom de Wata-Wara est au centre du récit. A la publication de ce premier roman, l'auteur à l'impression d'avoir fait un petit livre avec un grand sujet. Il se donne alors pour objectif de le réécrire : « De 1904, année où parût Wata-Wara, jusqu'en 1919, pendant quinze ans, je n'ai pas pensé à autre chose. Ce fut une obsession ; en tout lieux, en toutes circonstances, j'écrivais Race de Bronze, seconde version de Wata-Wara, livre manqué ».
En parallèle de Race de Bronze, Arguedas publie un livre d'étude sociale sur les problèmes boliviens, Pueblo enfermo (Peuple malade) fortement controversé dans son pays natal. Il y fait un constat, celui de ne pas avoir mis en valeur, avec le concours des indiens, les richesses du sol bolivien. Constat repris en 1919 dans Race de Bronze, livre unique dans la littérature hispano-américaine par ses magnifiques descriptions des Andes, son importance sociale et sa grande qualité dramatique. Mais sans doute parce qu'il dénonçait des abus trop réels, il n'a jamais eu en Amérique Latine, le succès qu'il mérite.
. L'œuvre :
André Maurois dans la préface de Race de Bronze nous présente l'œuvre comme idyllique et épique. Un roman est épique lorsqu'il met en scène non seulement les personnages dont parle le texte, mais aussi les peuples et les dieux. Or, le véritable sujet de Race de Bronze est bien le malheur du peuple indien et sa marche, alimenté par la haine, vers la révolte et la vengeance. Roman idyllique aussi car le sujet de départ est bien celui traité dans le livre Wata-Wara, celui d'une histoire d'amour, mais une idylle qui devient sauvage lorsque, la bergère tombant enceinte après avoir était abusée par un colon, on décide de jeter l'enfant à naître aux porcs qui le mangeront.
Roman épique, idyllique, il est aussi lyrique car Race de Bronze est avant tout une ode à ces magnifiques paysages de l’Altiplano andin, aux pieds de la Cordillère des Andes, sur les rives du lac Titicaca. Et c'est dans ce décor que l'auteur installe sa trame et ses personnages : un peuple de pauvres indiens asservis par quelques colons secondés par les cholos, les métis locaux. En effet, c'est dans une suite de tableaux décrivant la vie de ce peuple que l'auteur nous mène d'un bout à l'autre du roman : l’amour, le mariage, le maître, la punition, les maltraitances, la mort, les croyances et superstitions, l’histoire de la conquête…
Le livre se divise en deux partie, une première qui raconte le voyage de quatre péons (paysans) envoyés, au péril de leur vie, dans les vallées inhospitalières échanger les produits de la montagne contre ceux de ces vallées. C'est sans doute le tableau le plus riche qui raconte l’odyssée de ces quatre indiens, dont un ne reviendra pas, emporté par un fleuve suite à la «mazammorra », coulée de boue descendant des montagnes. La seconde partie du roman, plus longue, nous présente la vie de tous les jours de ces indiens au sein d'une hacienda (exploitation agricole de grande dimension). On y découvre leur quotidien, leurs traditions, leur travail et les relations qu'il entretiennent avec leurs maîtres.
L'extrait que j'ai choisi d'analyser se situe dans la seconde partie de Race de Bronze, juste après le mariage de Wata-Wara et d'Agiali. Dans ce passage, Pablo Pantoja, le patron de l'hacienda où travail les indiens du roman, ramène des amis avec lui pour leur présenter son exploitation. Or, à leur arrivée, les indiens se préparent à accueillir leur maître avec tambours, flûtes et drapeaux. Mais le bruit effraye les chevaux qui partent en tous les sens et, rendu fou furieux, Pantoja punit les indiens en les frappant avec son fouet. Le présent extrait qui fait suite à cette terrible scène nous présente la vision que Pantoja a des indiens et va nous permettre d'analyser les grands thèmes du romans en nous demandant dans quelles conditions vivent les indiens de Bolivie et quels rapports entretiennent-ils avec leurs maîtres ?
Don Pablo Pantoja, ou P. P. était un homme d'une trentaine d'année, grand, brun, solidement charpenté. Il avait hérité de ses parents un profond mépris pour les Indiens qu'il considérait avec l'indifférence naturelle qu'on accorde aux pierres du chemin, aux chutes d'un torrent, ou au vol d'un oiseau. Si parfois les souffrances d'une bête pouvait éveiller sa pitié, jamais celles d'un Indien n'y parvenait.
Pour lui, l'Indien valait moins qu'un objet. Il n'était bon qu'à labourer, à semer, à cueillir, à transporter les récoltes à la ville, à les vendre et à lui en remettre l'argent.
Ses trois amis – Pierre Valle, José Ocampo et Louis Aguirre – lui ressemblaient ; propriétaires eux aussi. Les haciendas restaient entre leurs jeunes mains aussi improductives qu'elles l'avaient été dans les mains oisives de leurs parents. Pourtant, quand ils se comparaient aux Indiens, ils se considéraient comme des êtres infiniment supérieurs, d'une essence différente. Ils ne se donnaient jamais la peine de se demander si l'Indien pouvait échapper à sa condition d'esclave, s'éduquer, se cultiver, réussir. Ils l'avaient vu, dès le berceau, humble, misérable, rusé. Ils croyaient que c'était son état naturel. Il ne pouvait ni ne devait, à leur avis, s'émanciper sans bouleverser l'ordre des facteurs, il était condamné à mourir ainsi. Une opinion contraire leur eût semblé absurde, insoutenable. Car, du fait que dans toute société, même la plus cultivée, on admet l'inéluctable nécessité de s'en remettre à une catégorie d'individus pour les humbles travaux rétribués, il fallait obligatoirement que les Indiens ici fussent employés à ces tâches, avec ou sans rétribution. En effet, si l'on instruisait et raffinait l'Indien, qui donc cultiverait les champs, les ferait produire, et surtout qui ferait office de pongo ?
Par ailleurs, avait-on jamais vu un Indien se distinguer, briller, s'imposer, dominer, se faire obéir des blancs ? Sans doute, peut-il quelquefois modifier sa situation, l'améliorer, s'enrichir même, mais il n'échappe jamais à son milieu social. Un sunicho commerçant, conseiller, député, ministre ?... Nul ne songerait seulement à imaginer un tel phénomène. On verrait plutôt se bouleverser toutes les lois de la mécaniques céleste. Jamais il ne troque directement le poncho et la culotte fendue sur le côté, emblèmes de son infériorité, contre le chapeau haut-de-forme et la redingote des messieurs. L'Indien qui évolue devient portefaix à La Paz ou boucher. S'il gravit un échelon de plus, il se transforme en cholo avec le veston distinctif, mais il ne pénètre pas encore dans la catégorie des gens « bien ». Pour atteindre cette caste, il faut deux générations de luttes ou, tout au moins, un mélange de sang, comme il arrive chaque fois qu'un blanc peu exigeant ou déchu s'encanaille avec une domestiques indienne, adopte les enfants, les élève et, en même temps que ses biens, leur laisse à son nom en héritage. Le cholo seul peut jouir de certains privilèges : le cholo aisé envoie son fils à l'école, puis à l'Université. Si le fils réussit dans ses études et obtient le titre d'avocat, il plaide, écrit dans les journaux, intrigue en politique et devient parfois juge, conseiller municipal ou député. Dans ce cas et grâce à la fonction, il change de classe et entre dans celle des gens « bien ». Alors, il renie son origine et appelle cholo avec mépris tout ce qu'il déteste, car il est, par atavisme, rancunier et tenace dans ses haines. Puis, il peut parvenir à être sénateur, ministre, peut-être plus encore, si le hasard le favorise. La fortune a toujours souri aux cholos, ainsi qu'en fait foi le tableau lamentable des annales de la patrie qui n'est qu'une immense tache de boue et de sang.
Parois, il est vrai, les jeunes gens avaient entendu dire, dans les salons, que le maréchal Santa Cruz, président et dictateur, était indien, un pur Indien du bourg Huarina, situé au bord de ce lac qu'ils commençaient à apercevoir là-bas, à l'horizon. Que la famille Untel, aujourd'hui gens de valeur et au premier rang des affaires publiques et des finances, étaient, eux aussi, des Indiens purs ou descendants d'Indiens, que Catacora, le martyr de l'indépendance, était indien, qu'eux mêmes étaient indiens, mais ils ne voulaient pas y croire et tous, à commencer par les descendants du maréchal, comme s'il s'agissait d'une question de vie ou de mort, s'empressaient d'exhumer d'obscures et poussiéreuses généalogies. On eût dit que le fait de passer pour descendants d'Indiens les marquait à jamais de stigmates indélébiles. Alors qu'ils portaient les signes patents de la pire race corrompue des métis, non seulement sur leur peau olivâtre ou leurs cheveux raides, mais surtout dans le ferment de haines et de vilenies contenu dans leur âme...
Race de Bronze, Alcides Arguedas, p.184-186
La terre des Indiens
« Où pourrions-nous aller sans être obligés de servir ? ». C'est sur cette interrogation que se clos le tout premier chapitre du roman à travers laquelle transparaît le dépit des indiens, leur résignation aussi face à leur condition d'esclave. Mais il convient ici d'expliquer comment la situation des indiens en est arrivée là et dans quel cadre de vie ils vivent.
. Les Indiens privés de leur terre :
Nous apprenons que Pantoja, métisse d'une trentaine d'années, est un grand propriétaire terrien. Effectivement, les indiens boliviens ont étaient dépossédés de leurs terres, pourtant propriétés traditionnelles de leurs ancêtres, au temps de la dictature de Mariano Melgarejo entre 1864 et 1871.
Indépendante en 1825, et après des tentatives d’institutionnalisation, la Bolivie tombe aux mains de dictateurs et de leurs intérêts personnels. Dans Pueblo enfermo, Arguedas les classes en deux catégories :
- D'abord les « caudillos cultivés » qui ont tentés de mettre le pays sur la voie de la modernité et se basant sur les modèles européens. C'est par exemple le cas du général Sucre (1826-1828) ou du maréchal Santa Cruz (1829-1839).
- Les autres sont les « caudillos barbares » d'origine indigène qui multiplient leurs efforts dans le seul but de placer le pays sous leur domination et de l'exploiter à leur profit.
Et le plus emblématiques d'entre eux est Melgarejo. Militaire de carrière et d'origine indienne, Melgarejo participe à la rébellion contre le dictateur Manuel Belzu en 1854. Jugé pour trahison, puis gracié, il se retourne en 1864 contre José Achá et vainc ses forces ainsi que celles de l'ancien président Belzu, qui tente également de reprendre le pouvoir. Il se proclame alors président de Bolivie et écrase l'opposition dès son arrivée au pouvoir.
Il s'attaque aux droits traditionnels des indigènes, les chassant de leurs terres par le décret connu sous le nom de « Decreto Ordenatorio » publié en mai 1866, lequel accordait aux paysans le droit de racheter à l'État les terres qu'ils occupaient et qui leur avaient en réalité toujours appartenu. Il leur était accordé pour cela un délai délibérément insuffisant de 60 jours. La finalité de ce décret était d'une part de simplifier l'usurpation des terres indiennes aux profit de la grande propriété terrienne, puis de trouver des fonds pour combler le déficit des caisses de l'État. Cette logique d'usurpation s'est poursuivit par le rétablissement du « tributo », un impôt datant de l'époque coloniale et qui pèse sur les indiens, ainsi que par la mise aux enchères des terres de toutes communautés qui ne s'étaient pas encore pliées à la loi. Voici ce qu'on peut lire à la page 97 :
« Ainsi, dans le sang et les larmes, en moins de trois ans de lutte abjecte, furent dissoutes près de cent communautés indigènes dont les biens furent répartis entre une centaine de propriétaires nouveaux. Nombre de ceux-ci parvinrent à usurper des terres de culture de plus de vingt kilomètres d'affilés. Plus de trois cent mille indigènes se virent dépossédés de leurs terres ; quelques-uns émigrèrent sans pensée de retour, tandis que les autres, vaincus par la misère, accablés par la nostalgie invincible du pays, se résignèrent à subir le joug du métis et se firent péons... »
C'est d'ailleurs à la même page que l'on comprend de quel façon le père de Pantoja a obtenu la communauté de Kohahuyo : il était tout simplement proche d'un général favori de Melgarejo. Servile et habile, c'est ainsi que le dictateur l'a récompensé par la concession de terres communales.
. Le cadre de vie des indiens :
Pantoja est donc le propriétaire d'une hacienda où se déroule la trame de cette histoire. Il convient donc de préciser ce qu'est une hacienda et comment elle s'organise pour comprendre les conditions de vie des Indiens.
L'hacienda traditionnelle n'évoque par seulement l'idée d'une unité de production agricole, et plus qu'une forme d'appropriation et d'exploitation de la terre, c'est une « institution » qui est la clef de voûte de la société rurale. Elle réalise certes la concentration de la propriété entre les mains d'une petite minorité mais elle propose aussi un mode des rapports de production qui maintiennent la main-d'œuvre, de la naissance à la mort, sur le domaine, cela de deux façons :
- En lui cédant l'exploitation d'une parcelle contre des obligations matérielles comme la livraison d'une partie de la récolte et la prestation de travail sur la terre,
- Et en la maintenant dans un état de dépendance souvent personnelle.
Car l'hacienda est aussi une organisation sociale dont l'idéal est l'autarcie économique puisqu'elle tend à se suffire à elle même. Un idéal aussi de société fermée à l'intérieure de laquelle le propriétaire agit en maître et seigneur. L'hacienda est d'avantage imposante par le nombre de personne qu'elle permet de contrôler que par sa productivité, très limitée. On peut définir l'hacienda comme une organisation para-féodale car à l'état de quasi servage des péons répond la mentalité quasi seigneuriale de l'aristocratie foncière, cela dans un environnement capitaliste même s'il est archaïque par rapport au dynamisme du capitalisme moderne fondé sur le crédit, les salaires, la productivité et le profit. Un situation que Pantoja explique : « pour lui, l'Indien valais moins qu'un objet », et ils ne sont bon qu'à travailler pour lui. Dans le troisième paragraphe, il évoque la condition d'esclave des indiens et le fait que toutes les société s'en soit remis aux mains de classes pauvres pour les travaux difficiles. On voit bien ici la mentalité des patrons qui se pensent supérieurs et la présence d'un capitalisme archaïque. Et face à cette situation, les indiens se soumettent car ils n'ont pas le choix. Un parfait exemple est en la page 213 alors qu'a lieu une fête traditionnelle indienne : « cependant la plupart d'entre eux étant à moitié ivres, jeunes gens et jeunes filles se détachèrent de leur groupe, se traînèrent à genoux jusqu'à l'endroit où se trouvait Pantoja, essuyèrent de leurs lèvres la poussière de ses bottes, lui baisèrent les mains et lui rendirent l’hommage de leur soumission dans une humble attitude et d'un ton poli ».
Qu'ils soient numériquement majoritaire ou non, dans l'hacienda, les indiens sont toujours réduits en minorité sociologique. Car se sont eux les colons, les péons qui vivent en économie de subsistance sur des terres qui ne sont pas les leurs. Maladies, analphabétisation, faiblesse de conscience de classe, et alcool les caractérisent et leur cadre de vie ne fait rien pour arranger les choses. Ni la religion car si on assiste tout au long du roman aux rites et traditions des indiens, l'emprise de la religion catholique est importante. Ainsi, Agiali pour se marier, contact un curé cupide qui exploite les Indiens et lui fait payer son mariage le prix d'une vache. Loin d'être un protecteur, il est une difficulté de plus lorsqu'il abuse les jeunes indiennes qu'il fait venir à lui sous prétexte de leur apprendre à prier.
La vie des indiens et la question du métissage
« Notre destiné est la souffrance », ainsi parle à la page 124 de Race de Bronze Choquehuanka, le chef spirituel des indiens alors que les premières idées de révoltes naissent parmi les indigènes au retour du voyage dans la vallée et alors que l'un d'eux est mort. Je vais donc à présent analyser, à travers cet extrait quelles sont les conditions de vie des indiens.
. Une vie de souffrances :
Les thèmes principaux du roman sont clair : il s'agit avant tout d'un discours passionné en faveur des indiens. L'auteur nous plonge dans leur monde, tant géographique que social, et nous met devant le fait de leurs souffrances et de leurs luttes pour la vie et face à la cruauté de leurs maîtres. Et cet extrait nous montre parfaitement bien quelles sont les conditions de vie des Indiens, et ce à travers les yeux de Pantoja. Ainsi, il est clairement indiqué que l'Indien est classé au rang d'esclave et que « c'était son état naturel », qu'il « était condamné à mourir ainsi ».
La narration du voyage de quatre péons envoyés dans les vallées échanger les produits de la montagne ouvre le roman par une description des obligations des fermiers Indiens qui doivent affronter de terribles dangers comme la traversée d'un fleuve tumultueux : « La terreur du fleuve avait envahie l'âme des voyageurs » (page 50). Et de peur d'être puni ou de perdre une de leur précieuse ressources, les indiens n'hésitent pas à se jeter dans le courent pour sauver une de leur bête, quitte à en mourir. Tandis qu'à la page 106, Wata-Wara est particulièrement heureuse de recevoir en cadeau de son fiancé une simple pomme ramenée des vallées, la mort d'un Indien provoque à la page 152 la déchéance d'une famille : « et c'est ainsi que le mort enfonça les vivants dans une misère tragique, irrémédiable » car pour payer les dettes de son mari, la veuve doit vendre toutes ces bêtes. Les patrons ne sont inquiet de la mort de leur paysans non pour des raisons humaines, mais pour des raisons économiques car c'est une perte d'argent. D'ailleurs, leur habitat montre bien la misère dans laquelle ils vivent, page 10 : « c'était une longue salle étroite, aux mûrs noirâtres. Face à la petite porte basse, on voyait le four en argile, au fond duquel brûlait un maigre feu qu'alimentait la fiente sèche des brebis. Deux estrades en torchis servaient de lits ». Et face à cette situation, on lit un certain septissisme chez les Indiens, page 138 : « Pour lui, voilà ce qu'était la vie : souffrir, pleurer, lutter et mourir. La joie, une joie exempte de crainte et de regrets, ne lui semblait pas concevable ».
« Si parfois les souffrances d'une bête pouvaient éveiller sa pitié, jamais celles d'un indien n'y parvenaient ». Pantoja considère les indiens comme des animaux, voir même en dessous des animaux et ne se préoccupe pas de leur situation. Preuve en est à la page 195 :« il ne se souciait que de récolter l'argent à la sueur de leur muscles, à les réduire à la misère. Dans sa demeure en ville, il les obligeait à être debout de l'aube jusqu'à minuit passé. Toujours il leur marchandait les aliments, veillant à ce qu'on leur fasse leur cuisine à part, avec celle du chien. Et leurs dos payaient sous le fouet la plus petite faute, la plus légère négligence ». Tout cela pouvant s'expliquer par le fait que Pantoga et ses amis « se considéraient comme des êtres infiniment supérieurs, d'une essence différente ». Je terminerais cette sous partie par une citation de la page 210 : « les blancs créés directement par Dieu, constituaient une race d'homme supérieure : les patrons. Les indiens, fait d'une semence différente, par des mains beaucoup moins parfaites, étaient tarés, dès leur origine, et nécessairement devaient être assujettis par les blancs jusqu'à la fin des temps ».
. Indiens et métis :
Reprenant cette idée de race inférieure et de race supérieure, je vais maintenant m'intéresser particulièrement aux questions du métissage que pose clairement ce texte.
Pantoja nous présente les indiens comme une race sans avenir : « il ne se donnait jamais la peine de se demander si l'indien pouvait échapper à sa condition d'esclave ». Rare sont en effet les Indiens qui réussissent à s’émanciper et les blancs ou métisses font tout pour éviter cela en refusant de les éduquer page 227 : « je me moque de tous ceux qui croient découvrir le secret de la transformation de l'indien dans l'école et le truchement du pédagogue. Le jour où l'indien aura des professeurs, tes héritiers n'auront plus qu'à choisir une autre nationalité ». Le quatrième paragraphe de l'extrait évoque bien cette situation de l'indien sans avenir qui pour atteindre « la caste des gens « biens », il faut deux génération de luttes ou, tout au moins, un mélange de sang ». Devenu Cholo, l’indien métis peut alors espérer faire des études.
Cet extrait donne une large place à la vision des indiens par Pantoja, j'en ai parlé plus haut, mais il pose les bases d'un problème profond, outre les relations parfois conflictuelles et souvent inégales entre indiens et blancs, celui du métissage. Nous apprenons ici que le seul moyen d' avancer dans la société pour un Indien est le « mélange des sang », « comme il arrive chaque fois qu'un blanc peu exigeant ou déchu s'encanaille avec une domestiques indienne, adopte ses enfants et leur laisse à son nom son héritage ». Le cholo change alors de classe sociale même s'il lui faut encore accomplir beaucoup de chose et la question que souligne cet extrait est quand le cholo « renie son origine ». Et en effet, Pantojo lui-même est un métisse, ainsi que l'administrateur de l'hacienda. Il est d'ailleurs important de noter que Melgarejo lui-même est d'origine indienne ce qui ne l'a pas empêché de privée les indigènes de leurs terres.
Si le cholo peut obtenir certains privilèges non accordés aux indigènes, notamment au niveau des études, dès qu'il a réussit à se faire une place dans la société, il s'empresse de traiter les indiens dont il il partage l'origine avec mépris. Pantoja distingue sans cesse dans le texte deux races, une supérieure et une inférieure, en évoquant toujours les cholos avec condescendance. On lit d'ailleurs qu'il « appelle cholo avec mépris tout ce qu'il déteste car il est rancunier et tenace dans ses haines ». Le métis a perdu la conscience de son état et se considère dès lors comme un blanc. Jamais les métis qui ont réussis à se faire une place n'utilisent ce terme qui est toujours contesté. Autorisé à devenir hommes de lois, greffiers ou maire, les classes dirigeantes offrent en Bolivie un caractère original qui tient à ce que leurs membres soient acceptés comme métis. La barrière entre métis et indiens devient donc dans un sens aussi culturelle que raciale.
Conclusion :
Comme le dit André Maurois dans la préface de Race de Bronze, Arguedas nous propose ici une véritable « prédication sociale » à une période où les problèmes sociaux hantaient tous les Boliviens libéraux. Nous nous sommes efforcsé dans cet exposé de transcrire et d'analyser, à travers l'exemple de l'extrait que j'ai choisi et en m'appuyant aussi largement que possible sur l'ensemble de l'œuvre, les grands thèmes du roman. Les messages de l'auteur aussi qui s'est appliqué à nous présenter la vie des Indiens de l'Altiplano andin, leur quotidien, leur travail ou leurs histoires d'amours. Nous mettant face à une description particulièrement détaillée de leur vie et de leur condition de vie, Arguedas nous permet de dresser un portrait assez réaliste de la vie indienne au début du XXe siècle. Car si l'auteur n'est pas un historien et si ce n'est pas un roman historique à proprement parlé, les connaissances d'Arguedas sur son pays et ses populations, notamment acquises lors de sa jeunesse nous permet de nous fier relativement bien à ses dires même s'il n'est pas totalement objectif. Mais s'il prend clairement parti pour les indiens, l'auteur ne défend pas pour autant les actes de violence des ces derniers. « Il ne justifie pas, il décrit » : « dès mon adolescence, j'avais été frappé par l'inutile violence de nos luttes politiques et la persistance des haines personnelles ». Ce roman est tout à la fois un éloge de la fierté et de la dignité de ce peuple asservi et un réquisitoire contre des conquérants qui ont profité d’un armement supérieur pour imposer leur loi et spolier les Indiens. En tout les cas, et pour la première fois, un écrivain se penche sur la vie de la race autochtone, sur ses souffrances, ignorées alors par beaucoup, et sur les problèmes du métissage. Pourtant, l'an dernier en Bolivie, l'ex-ministre à la décolonisation a fait une déclaration étonnante disant que « Race de bronze est le livre le plus raciste possible et continu d'être enseigner dans les classes ». Nous l'avons bien vu, le roman d'Arguedas est plus compliqué que cela, un roman altruiste où l'auteur a voulu transcrire la vie des indiens. On retrouve ici une opposition idéologique où le mouvement indianiste voit en l'indigénisme une sorte de prolongement du colonialisme, d'acculturation et d'intégration des communautés indiennes dans la société. La différence entre les deux courants est que l'indigénisme est un courant de pensée favorable aux indiens dans des relations asymétriques entre les sociétés nationales et les communautés indiennes avec pour objectif d'intégrer ces derniers. L'indianisme lui est un mouvement indien autonome revendiquant sa cohésion ethnique et une relation symétrique envers les sociétés nationales. Il apparaît avec l'émergence des mouvements nationalistes. Ce sont en tout cas tous deux des courants profondément humanistes, et qui se positionnent contre la violence et le racisme des sociétés latino-américaines.
Bibliographie :
CHEVALIER François, L'Amérique latin de l'Indépendance à nos jours, PUF, Paris, 1977
CUNILL Pedro, L'Amérique andine, PUF, Paris, 1966
DABENE Olivier, L'Amérique latine à l'époque contemporaine, Armand Colin, Paris, 2011
FAVRE Henri, L'indigénisme, PUF, Paris, 1996
FISBACH Erich, La Bolivie, L'histoire chaotique d'un pays en quête de son histoire, Éditions du Temps, Paris, 2001
LAVAUD Jean-Pierre, L'instabilité politique de l'Amérique latine, le cas de la Bolivie, Editions l'Harmattan, Paris, 1991
MANIGAT Leslie, L'Amérique latine au XXe siècle, Éditions du Seuil, Paris, 1991