mardi 22 novembre 2011

Rendez-vous en 1347


Les bourgeois de Calais



Retranscription d'un extrait des Vrayes Chroniques de Jean Le Bel :

« Roy veez (voyez) cy nous VI qui avons esté de l'ancienne bourgoisye de Calais et grands marchans nous vous apportons les clefs de la ville et chastel (château) de Calais et les vous rendons a vostre plaisir. Si nous sommes mis en tel point que vous veez a vostre pure volonté pour le remanant (le restant) du peuple sauver qui a souffert mainte paine si weilliez de nous avoir pitié et mercy par vostre tres haulte noblesse ». Certes il n'eut adoncques (donc) en la place seigneur ne (ni) chevalier qui ni plourast (pleura) de pitié ne qui poeut (pu) plourer de pitié. Et le roy avoit adoncques le cuer (cœur) si dur de couroux (colère) qu'il ne poeut a grand piece respondre, puis commanda que on leur copast (coupa) les testes tantost (tout de suite). Tous les seigneurs et chevaliers luy prierent tout en plourant tant que ilz poeurent (purent) que il eut pitié d'eulx, mais il ny voult entendre. Adoncque parla le gentil chevalier messire Watiger de Manny et dit : « Ha gentil sire weilliez refrener vostre courage (colère) vous avez la renommet et fame (réputation) de toute gentillesse. Ne weilliez par faire chose par quoy on puist parler sur vous en nulle villanie. Se vous n'en avez pitié toutes gens diront que vous avez le cuer plain de toute cruaulté que de faire morir ces bons bourgoys que de leur propre volonté se sont venus rendre à vous pour sauver le remanant du peuple ». A ce point, se grignya (renfrogna) le roy et dit : « messires Watier souffrez vous il n'en sera aultrement, face on venir le bourreau. Ceulx de Calais ont fait morir tout de mes hommes qu'il fault aussy ceulx cy morir ». « Ha gentil sire depuis que j'ay passé la mer en grand peril ainsy que vous savez je ne vous ay rens (rien) demandé. Si vous priye et requiere a jointes mains que pour l'amour du filz de nostre dame vous weilliez epargner la vie de cy VI hommes ».

    C'est à travers cette retranscription d'un extrait des chroniques de Jean le Bel que nous allons construire notre nouveau rendez-vous consacré à l'épisode des Bourgeois de Calais. Un événement qui n'est en fait rien d'autre qu'un mythe historique pour lequel nous allons montrer sa naissance, ses causes et ses conséquence en nous aidant des sources de Jean le Bel, mais aussi de Jean Froissart. Il convient néanmoins de replacer avant tout l'événement dans son contexte. 
 
     En pleine Guerre de Cent Ans (1337-1453), le roi d'Angleterre Édouard III débarque le 12 juillet 1346 à Saint-Vaast-la-Hougue dans le Cotentin, ce à la tête de quelques milliers d'hommes et de chevaux. Dans une vaste chevauchée à travers le Nord-Ouest du royaume de France, il ne rencontre guère de résistance, pillant à sa guise les villes comme Caen. Le roi de France, Philippe VI finit, après un temps d'hésitation et de peur, par réagir et convoque les nobles du royaume. Rapidement, Édouard doit se replier vers le nord et rejoindre sa flotte stationnée en Flandres. Le lundi 4 septembre 1346, il arrive devant les murs de Calais. Le siège va durer près de onze mois. Selon Jean le Bel dans ses Chroniques, Édouard a engagé son honneur en prêtant serment de ne quitter le siège que lorsqu'il se sera emparé de la ville. De plus, l'importance donnée à la prise de Calais a des raisons objectives évidentes. Calais, située en face des côtes anglaises, est un éventuel point d'appui idéal pour intervenir dans le nord du royaume de France. De plus, la ville est à proximité de la Flandre alliée des anglais. Pour tenir le siège Édouard fait construire une véritable ville devant Calais, Villeneuve-la-Hardie d'où il dirige les opérations. De plus, la prise de Calais va au-delà des strictes considérations stratégiques : en temps que roi de France (titre porté par les roi d'Angleterre depuis la bataille d'Azincourt en 1415), la résistance obstinée des Calaisiens est un grave défi à son honneur. 

Bataille de Crécy

Philippe VI

Édouard III devant Calais


    Calais en 1346 est une bourgade de taille moyenne de quelques milliers d'habitant. Elle s'est développée grâce à son port au trafic important et varié (vin, laine, pêche), et les profits engendrés ont participé à la constitution d'un petit groupe de puissantes familles de notables urbains. Politiquement, la ville est rattachée depuis 1265 au comté d'Artois et le comte y est représenté par un bailli siégeant au château comtale au nord-ouest de la ville. Le bailli veille à la défense de la ville et assure la levée des revenus du comte. La ville ne possède pas d'évêque et dépend de celui de Thérouanne. Le pouvoir est donc partagé entre les officiers comtaux, au premier rang desquels le bailli, et les échevins représentants les grandes familles bourgeoises. La situation change néanmoins au XIIIe siècle avec l'instauration d'un état de conflit entre les rois d'Angleterre et de France. La guerre, peu favorable au commerce, entraîne une reconversion des activité Calaisiennes vers la piraterie, et les frictions entre marins anglais et Calaisiens n'ont de cesse de progresser au court du XIVe siècle, autre explication de la détermination d’Édouard VI à prendre la ville. Calais devient une place importante pour le roi de France. Port militaire, la ville est particulièrement bien défendue, protégée par sa situation naturelle, ses murailles et son château comtal. 

 Le siège de Calais (1346-47)


     Sans entrer dans les détails des onze mois de siège, il est important de signifier deux événements majeurs du siège qui ne sont pas sans rapports avec notre sujet. Le premier concerne l'expulsion hors de la ville de tous ceux qui ne sont pas nécessaire à sa défense, et ce lorsque l'on comprend que le but d’Édouard est d'affamer la ville. On expulse donc toutes les bouches inutiles. Le second événement nous est transmit par le chroniqueur anglais Robert de Avesbury : les habitants de la villes auraient voulus, avant la chute de la ville, transmettre au roi de France un ultime appel au secours. Deux bateaux tentent ainsi en vain de quitter la ville avec à leur bord la lettre qui expose la situation désespérée de la ville et de ses habitants qui n'ont plus rien à manger : « car sachez qu'il n'y a plus rien qui n'ait été mangé, et les chiens et les chats et les chevaux, si bien que nous ne pouvons plus trouver de quoi vivre dans la ville si nous ne mangeons la chair des gens (…) si avons pris accord entre nous que, si nous n'avons pas rapidement de secours, nous sortirons de la ville pour combattre, pour vivre ou pour mourir » (E. MAUNDE THOMPSON, Adae murimuth continuatio chronicarum. Robertus de Avesbury de gestis mirabilibus regis Edwardi Tertii, Londres, 1889, p.386). Mais reste à savoir si ce document est authentique ou s'il n'est pas une invention de la « propagande » anglaise.
     C'est à la fin du mois de juillet que se termine le siège de la ville et que se déroule le fameux épisode des bourgeois de Calais. Philippe VI agit enfin et monte avec ses trouve sur Calais. Une trêve afin d'engager des négociations est un échec et la proposition du roi de France d'un combat singulier avec Édouard III ne donne rien. Le 2 août 1347, Philippe se retire et les assiégé comprennent alors qu'il leur faut capituler. C'est le 4 août que va naître ce mythe historique né du traumatisme du siège et de l'humiliante reddition. Les sièges de villes sont en effets des événements propices à la formation d'une mémoire imaginaire. Mais la création de ce mythe précis n'est pas, nous le verrons plus loin, le fruit du hasard et n'est pas sans valeurs idéologiques.
    Jean de Vienne, capitaine de la ville et pressé par la population assiégée, demande à parlementer avec le roi anglais sur la reddition de Calais à condition d’épargner la population et la garnison. Pour cela, Édouard III exige que six des bourgeois de la ville viennent en chemise, pieds nus et la corde au cou, se mettre à sa disposition.

Manuscrit des chroniques anglaises dites le Brut, XVe siècle, les bourgeois de Calais devant Édouard III 

     Ces six bourgeois sont : Eustache de SAint-Pierre, Jean d’Aire, Pierre de Wissant, son frère Jacques, Jean de Fiennes et Andrieu d’Andres. À leur arrivée auprès d’Édouard III, Jean le Bel nous rapporte leurs paroles : « Roy veez cy nous VI qui avons esté de l'ancienne bourgoisye de Calais et grands marchans nous vous apportons les clefs de la ville et chastel de Calais et les vous rendons a vostre plaisir. Si nous sommes mis en tel point que vous veez a vostre pure volonté pour le remanant du peuple sauver qui a souffert mainte paine si weilliez de nous avoir pitié et mercy par vostre tres haulte noblesse ». Ils se mettent au service du roi en échange de la vie de la population restant à Calais. Mais Édouard est glorieux de sa victoire et ayant « le cuer si dur de couroux (...) commanda que on leur copast les testes tantost ». Malgré l'intervention de ses nobles, le roi veut se venger des pertes que ses troupes ont subis : « ceulx de Calais ont fait morir tout de mes hommes qu'il fault aussy ceulx cy morir ». C'est finalement l'intervention de sa femme Philippa de Hainaut qui sauve les bourgeois.

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     A présent, et après avoir étudier le fait en lui même, nous allons nous intéresser plus précisément aux deux sources historiques qui servent d'appuis pour traiter le sujet des Bourgeois de Calais. Ce qui nous mènera à expliquer en quoi cet événement est un mythe historique, comment s'est-il construit et pourquoi.
     La première version du mythe des Bourgeois de Calais est donc celle du chanoine de Liège Jean le Bel, qui n'est autre que la source de Froissart pour le premier livre de ses Chroniques. Froissart reprend l'œuvre dont il veut être le continuateur à tel point qu'il en a rendu le report au texte de Jean le Bel inutile. Le récit fondateur sur lequel s'appuient les auteurs est d'ailleurs bien celui de Froissart. Un seul manuscrit de la chronique de le Bel a été conservée, datant du XVe siècle. Né aux alentours de 1290 à Liège au sein d'une puissante famille du patriciat urbain, Jean est destiné à l'Église et dès 1312, il devient chanoine à la cathédrale Saint-Lambert et prévôt à Saint-Jean-Baptiste. Il s'illustre également à travers la littérature, comme auteur de chansons qui n'ont pas été conservés, et surtout comme historien dans ses Vrayes chroniques. Depuis le XIIIe siècle s'est instaurée une nouvelle tradition chez les chroniqueurs, celle d'écrire en prose, en langue vulgaire, et ce à l'intention d'un public de laïcs. Ils racontaient tous les grands événements sensationnels susceptibles de passionner leurs lecteurs. Leur rôle étaient de divertir et de garder la mémoire pour les contemporains et leurs successeurs. Mais le travail de sélection des épisodes était influencé par le premier lecteur a qui l'œuvre était destinée. Jean le Bel fait partie de ces chroniqueurs et son « patron » n'est autre que le fils cadet du comte de Soissons, Jean qui a longtemps été fidèle au roi Édouard III avant de se retourner contre lui. Jean le Bel devait ainsi « faire et ecrire la pure vérité de tout le fait entièrement, sans porter faveur à nulle parties, mais procédant en ce loyalement et véritablement, sans faire blâme ni honneur à ceux qui ne l'ont mie deservit ». Lorsque le travail est terminé, Jean le Bel doit également le présenter à son commendataire afin qu'il vérifie l'exactitude des faits rapportés. Jean le Bel rapporte alors qu'il a effectué ce travail dans le but de rendre justice aux chevaliers et écuyers et à leurs hauts faits, afin de lutter contre les mensonges diffusé par un « grand livre rimé ». Il faut enfin noter pour la suite que le Bel rédige l'histoire des bourgeois de Calais quelques dix ans après les faits, en 1358, dans un contexte de lutte opposant à Paris le Dauphin, futur Charles V, et le chef d'un parti des villes, Étienne Marcel.

 Jean-Simon Berthélemy, L'Action courageuse d'Eustache de Saint-Pierre au siège de Calais, 1779 (Laon, musée des Beaux-Arts)

    Né dans les années 1330 à Valenciennes, Froissart devient clerc et mène une carrière d'écrivain professionnel attaché aux mécènes auxquels il offre ses œuvres. L'intérêt de Froissart pour les Bourgeois de Calais n'a pas été immédiat. Il s'est d'abord contenté de résumer fidèlement en quelques lignes le texte de Jean le Bel. C'est dans les versions ultérieure de ses chroniques qu'il retravaille ce passage en reprenant telle quelle la trame établie par le Bel. Il y ajoute néanmoins une dimension littéraire et des précisions historiques factuelles qui témoignent de son travail d'historien comme la rectification du nom du capitaine de Calais : de Louis de Vienne chez le Bel à Jean de Vienne chez Froissart.
     Jean le Bel et Froissart ne sont pourtant pas les seuls à avoir raconté la capitulation de Calais, même si aucun de ces textes n'a atteint la célébrité, mais qui sont intéressant pour leurs divergences apparentes malgré un même cadre de représentation et de fabrication d'un événement historique. Leurs similitudes viennent d'ailleurs du fait qu'elles aient été élaborées « non à partir d'informations venant de témoins direct de l'événement, mais sur la base de « journaux » rédigés immédiatement après l'événement, destinés à une large diffusion des informations orientés qui peuvent aller jusqu'à la propagande pure et simple » (J-M Moeglin, Les bourgeois de Calais, essai sur un mythe historique).
     Mais alors, en quoi peut-on dire que cet épisode qui clos le siège de Calais est une invention ? D'abord parce que l'on fait face ici à une glorification de l'héroïsme bourgeois qui s'inscrit dans un contexte bien précis. Nous l'avons dis plus haut, les années de rédaction de l'événement par Jean le Bel (1358) sont celles d'une grande tension entre les différents ordres de la société. Les non-nobles accusent ceux-ci d'être responsable de la défaite et de la capture du roi à Poitiers, et Étienne Marcel, représentant des « bourgeois de Paris » et prévôt des marchands de Paris tente de sauver la ville et le royaume. Face à la tyrannie d'un « parti royal », il invoque l'idéal de liberté. L'affaire se termine mal pour lui, considéré comme un traître. Un lourd soupçon de trahison mutuelle et une hostilité latente s'est ainsi installée entre nobles et bourgeois. On a ici un modèle du « bon bourgeois » très orienté qui s'impose : et cette invention historique met en scène les plus riches bourgeois de la ville prêts à se sacrifier et à mourir pour leurs concitoyens. S'y oppose la figure honnie du bourgeois rebelle qui s'entête dans la contestation. Les six bourgeois de Calais sont donc « les représentants d'un nouvel héroïsme bourgeois, mais d'un héroïsme destiné à des bourgeois qui connaissent et ne contestent pas les obligations de leur condition ». mais un héroïsme bourgeois qui dévoile une volonté de mourir pour la charité, pour sauver les habitants de la ville, et non de mourir pour la patrie puisque la cité fait reddition devant l'ennemi du royaume. 

Ary Scheffer, Le Dévouement patriotique des six bourgeois de Calais, 1819 (Château de Versailles)
 
     Jean le Bel et Froissart ont donc volontairement « détourné » dans un sens héroïque le récit de la capitulation de Calais. Mais comment cela a-t-il pu fonctionner ? Qu'est-ce qui a favoriser l'essor et l'acceptation de ce mythe ? Les sièges des villes sont des événements propices au développement d'un mythe, nous l'avons dis. Il est facile pour les descendants de la populations qui a résisté à voir dans leur résistance un moment privilégié au cour duquel l'unité de la communauté s'est créée. La construction du mythe a été, et nous terminerons là-dessus, favorisée par les ambiguïtés des deux récits fondateurs. Les lecteurs y ont effectivement trouvés ce que Jean-Pierre Albert a appelé le « scénario standard » de l'émergence d'un héros. D'abord la situation initiale de menace de la ville par Édouard III, et ensuite l'entrée en scène d'un héros qui offre sa vie pour sauver la communauté. 


Le monument des bourgeois de Calais, Auguste Rodin, 1895

Bibliographie :

MOEGLIN J-M, Les bourgeois de Calais, Essai sur un mythe historique, Albin Michel, Paris, 2002, 462p.
BOVE B. Le temps de la guerre de Cent Ans, collection Histoire de France, dir. CORNETTE J., Belin, Paris, 2009, 663p.

Sources :

FROISSART J., La guerre de Cent Ans, Union générale d’Édition, Paris, 1964, 307p.
FROISSART J., Les Brougeois de Calais, Chroniques Tome II (1342-1356), Paleo – source de l'Histoire de France, Paris, 2003, 313p.



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