mardi 22 novembre 2011

Rendez-vous en 1347


Les bourgeois de Calais



Retranscription d'un extrait des Vrayes Chroniques de Jean Le Bel :

« Roy veez (voyez) cy nous VI qui avons esté de l'ancienne bourgoisye de Calais et grands marchans nous vous apportons les clefs de la ville et chastel (château) de Calais et les vous rendons a vostre plaisir. Si nous sommes mis en tel point que vous veez a vostre pure volonté pour le remanant (le restant) du peuple sauver qui a souffert mainte paine si weilliez de nous avoir pitié et mercy par vostre tres haulte noblesse ». Certes il n'eut adoncques (donc) en la place seigneur ne (ni) chevalier qui ni plourast (pleura) de pitié ne qui poeut (pu) plourer de pitié. Et le roy avoit adoncques le cuer (cœur) si dur de couroux (colère) qu'il ne poeut a grand piece respondre, puis commanda que on leur copast (coupa) les testes tantost (tout de suite). Tous les seigneurs et chevaliers luy prierent tout en plourant tant que ilz poeurent (purent) que il eut pitié d'eulx, mais il ny voult entendre. Adoncque parla le gentil chevalier messire Watiger de Manny et dit : « Ha gentil sire weilliez refrener vostre courage (colère) vous avez la renommet et fame (réputation) de toute gentillesse. Ne weilliez par faire chose par quoy on puist parler sur vous en nulle villanie. Se vous n'en avez pitié toutes gens diront que vous avez le cuer plain de toute cruaulté que de faire morir ces bons bourgoys que de leur propre volonté se sont venus rendre à vous pour sauver le remanant du peuple ». A ce point, se grignya (renfrogna) le roy et dit : « messires Watier souffrez vous il n'en sera aultrement, face on venir le bourreau. Ceulx de Calais ont fait morir tout de mes hommes qu'il fault aussy ceulx cy morir ». « Ha gentil sire depuis que j'ay passé la mer en grand peril ainsy que vous savez je ne vous ay rens (rien) demandé. Si vous priye et requiere a jointes mains que pour l'amour du filz de nostre dame vous weilliez epargner la vie de cy VI hommes ».

    C'est à travers cette retranscription d'un extrait des chroniques de Jean le Bel que nous allons construire notre nouveau rendez-vous consacré à l'épisode des Bourgeois de Calais. Un événement qui n'est en fait rien d'autre qu'un mythe historique pour lequel nous allons montrer sa naissance, ses causes et ses conséquence en nous aidant des sources de Jean le Bel, mais aussi de Jean Froissart. Il convient néanmoins de replacer avant tout l'événement dans son contexte. 
 
     En pleine Guerre de Cent Ans (1337-1453), le roi d'Angleterre Édouard III débarque le 12 juillet 1346 à Saint-Vaast-la-Hougue dans le Cotentin, ce à la tête de quelques milliers d'hommes et de chevaux. Dans une vaste chevauchée à travers le Nord-Ouest du royaume de France, il ne rencontre guère de résistance, pillant à sa guise les villes comme Caen. Le roi de France, Philippe VI finit, après un temps d'hésitation et de peur, par réagir et convoque les nobles du royaume. Rapidement, Édouard doit se replier vers le nord et rejoindre sa flotte stationnée en Flandres. Le lundi 4 septembre 1346, il arrive devant les murs de Calais. Le siège va durer près de onze mois. Selon Jean le Bel dans ses Chroniques, Édouard a engagé son honneur en prêtant serment de ne quitter le siège que lorsqu'il se sera emparé de la ville. De plus, l'importance donnée à la prise de Calais a des raisons objectives évidentes. Calais, située en face des côtes anglaises, est un éventuel point d'appui idéal pour intervenir dans le nord du royaume de France. De plus, la ville est à proximité de la Flandre alliée des anglais. Pour tenir le siège Édouard fait construire une véritable ville devant Calais, Villeneuve-la-Hardie d'où il dirige les opérations. De plus, la prise de Calais va au-delà des strictes considérations stratégiques : en temps que roi de France (titre porté par les roi d'Angleterre depuis la bataille d'Azincourt en 1415), la résistance obstinée des Calaisiens est un grave défi à son honneur. 

Bataille de Crécy

Philippe VI

Édouard III devant Calais


    Calais en 1346 est une bourgade de taille moyenne de quelques milliers d'habitant. Elle s'est développée grâce à son port au trafic important et varié (vin, laine, pêche), et les profits engendrés ont participé à la constitution d'un petit groupe de puissantes familles de notables urbains. Politiquement, la ville est rattachée depuis 1265 au comté d'Artois et le comte y est représenté par un bailli siégeant au château comtale au nord-ouest de la ville. Le bailli veille à la défense de la ville et assure la levée des revenus du comte. La ville ne possède pas d'évêque et dépend de celui de Thérouanne. Le pouvoir est donc partagé entre les officiers comtaux, au premier rang desquels le bailli, et les échevins représentants les grandes familles bourgeoises. La situation change néanmoins au XIIIe siècle avec l'instauration d'un état de conflit entre les rois d'Angleterre et de France. La guerre, peu favorable au commerce, entraîne une reconversion des activité Calaisiennes vers la piraterie, et les frictions entre marins anglais et Calaisiens n'ont de cesse de progresser au court du XIVe siècle, autre explication de la détermination d’Édouard VI à prendre la ville. Calais devient une place importante pour le roi de France. Port militaire, la ville est particulièrement bien défendue, protégée par sa situation naturelle, ses murailles et son château comtal. 

 Le siège de Calais (1346-47)


     Sans entrer dans les détails des onze mois de siège, il est important de signifier deux événements majeurs du siège qui ne sont pas sans rapports avec notre sujet. Le premier concerne l'expulsion hors de la ville de tous ceux qui ne sont pas nécessaire à sa défense, et ce lorsque l'on comprend que le but d’Édouard est d'affamer la ville. On expulse donc toutes les bouches inutiles. Le second événement nous est transmit par le chroniqueur anglais Robert de Avesbury : les habitants de la villes auraient voulus, avant la chute de la ville, transmettre au roi de France un ultime appel au secours. Deux bateaux tentent ainsi en vain de quitter la ville avec à leur bord la lettre qui expose la situation désespérée de la ville et de ses habitants qui n'ont plus rien à manger : « car sachez qu'il n'y a plus rien qui n'ait été mangé, et les chiens et les chats et les chevaux, si bien que nous ne pouvons plus trouver de quoi vivre dans la ville si nous ne mangeons la chair des gens (…) si avons pris accord entre nous que, si nous n'avons pas rapidement de secours, nous sortirons de la ville pour combattre, pour vivre ou pour mourir » (E. MAUNDE THOMPSON, Adae murimuth continuatio chronicarum. Robertus de Avesbury de gestis mirabilibus regis Edwardi Tertii, Londres, 1889, p.386). Mais reste à savoir si ce document est authentique ou s'il n'est pas une invention de la « propagande » anglaise.
     C'est à la fin du mois de juillet que se termine le siège de la ville et que se déroule le fameux épisode des bourgeois de Calais. Philippe VI agit enfin et monte avec ses trouve sur Calais. Une trêve afin d'engager des négociations est un échec et la proposition du roi de France d'un combat singulier avec Édouard III ne donne rien. Le 2 août 1347, Philippe se retire et les assiégé comprennent alors qu'il leur faut capituler. C'est le 4 août que va naître ce mythe historique né du traumatisme du siège et de l'humiliante reddition. Les sièges de villes sont en effets des événements propices à la formation d'une mémoire imaginaire. Mais la création de ce mythe précis n'est pas, nous le verrons plus loin, le fruit du hasard et n'est pas sans valeurs idéologiques.
    Jean de Vienne, capitaine de la ville et pressé par la population assiégée, demande à parlementer avec le roi anglais sur la reddition de Calais à condition d’épargner la population et la garnison. Pour cela, Édouard III exige que six des bourgeois de la ville viennent en chemise, pieds nus et la corde au cou, se mettre à sa disposition.

Manuscrit des chroniques anglaises dites le Brut, XVe siècle, les bourgeois de Calais devant Édouard III 

     Ces six bourgeois sont : Eustache de SAint-Pierre, Jean d’Aire, Pierre de Wissant, son frère Jacques, Jean de Fiennes et Andrieu d’Andres. À leur arrivée auprès d’Édouard III, Jean le Bel nous rapporte leurs paroles : « Roy veez cy nous VI qui avons esté de l'ancienne bourgoisye de Calais et grands marchans nous vous apportons les clefs de la ville et chastel de Calais et les vous rendons a vostre plaisir. Si nous sommes mis en tel point que vous veez a vostre pure volonté pour le remanant du peuple sauver qui a souffert mainte paine si weilliez de nous avoir pitié et mercy par vostre tres haulte noblesse ». Ils se mettent au service du roi en échange de la vie de la population restant à Calais. Mais Édouard est glorieux de sa victoire et ayant « le cuer si dur de couroux (...) commanda que on leur copast les testes tantost ». Malgré l'intervention de ses nobles, le roi veut se venger des pertes que ses troupes ont subis : « ceulx de Calais ont fait morir tout de mes hommes qu'il fault aussy ceulx cy morir ». C'est finalement l'intervention de sa femme Philippa de Hainaut qui sauve les bourgeois.

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     A présent, et après avoir étudier le fait en lui même, nous allons nous intéresser plus précisément aux deux sources historiques qui servent d'appuis pour traiter le sujet des Bourgeois de Calais. Ce qui nous mènera à expliquer en quoi cet événement est un mythe historique, comment s'est-il construit et pourquoi.
     La première version du mythe des Bourgeois de Calais est donc celle du chanoine de Liège Jean le Bel, qui n'est autre que la source de Froissart pour le premier livre de ses Chroniques. Froissart reprend l'œuvre dont il veut être le continuateur à tel point qu'il en a rendu le report au texte de Jean le Bel inutile. Le récit fondateur sur lequel s'appuient les auteurs est d'ailleurs bien celui de Froissart. Un seul manuscrit de la chronique de le Bel a été conservée, datant du XVe siècle. Né aux alentours de 1290 à Liège au sein d'une puissante famille du patriciat urbain, Jean est destiné à l'Église et dès 1312, il devient chanoine à la cathédrale Saint-Lambert et prévôt à Saint-Jean-Baptiste. Il s'illustre également à travers la littérature, comme auteur de chansons qui n'ont pas été conservés, et surtout comme historien dans ses Vrayes chroniques. Depuis le XIIIe siècle s'est instaurée une nouvelle tradition chez les chroniqueurs, celle d'écrire en prose, en langue vulgaire, et ce à l'intention d'un public de laïcs. Ils racontaient tous les grands événements sensationnels susceptibles de passionner leurs lecteurs. Leur rôle étaient de divertir et de garder la mémoire pour les contemporains et leurs successeurs. Mais le travail de sélection des épisodes était influencé par le premier lecteur a qui l'œuvre était destinée. Jean le Bel fait partie de ces chroniqueurs et son « patron » n'est autre que le fils cadet du comte de Soissons, Jean qui a longtemps été fidèle au roi Édouard III avant de se retourner contre lui. Jean le Bel devait ainsi « faire et ecrire la pure vérité de tout le fait entièrement, sans porter faveur à nulle parties, mais procédant en ce loyalement et véritablement, sans faire blâme ni honneur à ceux qui ne l'ont mie deservit ». Lorsque le travail est terminé, Jean le Bel doit également le présenter à son commendataire afin qu'il vérifie l'exactitude des faits rapportés. Jean le Bel rapporte alors qu'il a effectué ce travail dans le but de rendre justice aux chevaliers et écuyers et à leurs hauts faits, afin de lutter contre les mensonges diffusé par un « grand livre rimé ». Il faut enfin noter pour la suite que le Bel rédige l'histoire des bourgeois de Calais quelques dix ans après les faits, en 1358, dans un contexte de lutte opposant à Paris le Dauphin, futur Charles V, et le chef d'un parti des villes, Étienne Marcel.

 Jean-Simon Berthélemy, L'Action courageuse d'Eustache de Saint-Pierre au siège de Calais, 1779 (Laon, musée des Beaux-Arts)

    Né dans les années 1330 à Valenciennes, Froissart devient clerc et mène une carrière d'écrivain professionnel attaché aux mécènes auxquels il offre ses œuvres. L'intérêt de Froissart pour les Bourgeois de Calais n'a pas été immédiat. Il s'est d'abord contenté de résumer fidèlement en quelques lignes le texte de Jean le Bel. C'est dans les versions ultérieure de ses chroniques qu'il retravaille ce passage en reprenant telle quelle la trame établie par le Bel. Il y ajoute néanmoins une dimension littéraire et des précisions historiques factuelles qui témoignent de son travail d'historien comme la rectification du nom du capitaine de Calais : de Louis de Vienne chez le Bel à Jean de Vienne chez Froissart.
     Jean le Bel et Froissart ne sont pourtant pas les seuls à avoir raconté la capitulation de Calais, même si aucun de ces textes n'a atteint la célébrité, mais qui sont intéressant pour leurs divergences apparentes malgré un même cadre de représentation et de fabrication d'un événement historique. Leurs similitudes viennent d'ailleurs du fait qu'elles aient été élaborées « non à partir d'informations venant de témoins direct de l'événement, mais sur la base de « journaux » rédigés immédiatement après l'événement, destinés à une large diffusion des informations orientés qui peuvent aller jusqu'à la propagande pure et simple » (J-M Moeglin, Les bourgeois de Calais, essai sur un mythe historique).
     Mais alors, en quoi peut-on dire que cet épisode qui clos le siège de Calais est une invention ? D'abord parce que l'on fait face ici à une glorification de l'héroïsme bourgeois qui s'inscrit dans un contexte bien précis. Nous l'avons dis plus haut, les années de rédaction de l'événement par Jean le Bel (1358) sont celles d'une grande tension entre les différents ordres de la société. Les non-nobles accusent ceux-ci d'être responsable de la défaite et de la capture du roi à Poitiers, et Étienne Marcel, représentant des « bourgeois de Paris » et prévôt des marchands de Paris tente de sauver la ville et le royaume. Face à la tyrannie d'un « parti royal », il invoque l'idéal de liberté. L'affaire se termine mal pour lui, considéré comme un traître. Un lourd soupçon de trahison mutuelle et une hostilité latente s'est ainsi installée entre nobles et bourgeois. On a ici un modèle du « bon bourgeois » très orienté qui s'impose : et cette invention historique met en scène les plus riches bourgeois de la ville prêts à se sacrifier et à mourir pour leurs concitoyens. S'y oppose la figure honnie du bourgeois rebelle qui s'entête dans la contestation. Les six bourgeois de Calais sont donc « les représentants d'un nouvel héroïsme bourgeois, mais d'un héroïsme destiné à des bourgeois qui connaissent et ne contestent pas les obligations de leur condition ». mais un héroïsme bourgeois qui dévoile une volonté de mourir pour la charité, pour sauver les habitants de la ville, et non de mourir pour la patrie puisque la cité fait reddition devant l'ennemi du royaume. 

Ary Scheffer, Le Dévouement patriotique des six bourgeois de Calais, 1819 (Château de Versailles)
 
     Jean le Bel et Froissart ont donc volontairement « détourné » dans un sens héroïque le récit de la capitulation de Calais. Mais comment cela a-t-il pu fonctionner ? Qu'est-ce qui a favoriser l'essor et l'acceptation de ce mythe ? Les sièges des villes sont des événements propices au développement d'un mythe, nous l'avons dis. Il est facile pour les descendants de la populations qui a résisté à voir dans leur résistance un moment privilégié au cour duquel l'unité de la communauté s'est créée. La construction du mythe a été, et nous terminerons là-dessus, favorisée par les ambiguïtés des deux récits fondateurs. Les lecteurs y ont effectivement trouvés ce que Jean-Pierre Albert a appelé le « scénario standard » de l'émergence d'un héros. D'abord la situation initiale de menace de la ville par Édouard III, et ensuite l'entrée en scène d'un héros qui offre sa vie pour sauver la communauté. 


Le monument des bourgeois de Calais, Auguste Rodin, 1895

Bibliographie :

MOEGLIN J-M, Les bourgeois de Calais, Essai sur un mythe historique, Albin Michel, Paris, 2002, 462p.
BOVE B. Le temps de la guerre de Cent Ans, collection Histoire de France, dir. CORNETTE J., Belin, Paris, 2009, 663p.

Sources :

FROISSART J., La guerre de Cent Ans, Union générale d’Édition, Paris, 1964, 307p.
FROISSART J., Les Brougeois de Calais, Chroniques Tome II (1342-1356), Paleo – source de l'Histoire de France, Paris, 2003, 313p.



mercredi 9 novembre 2011

Rendez-vous en 1532

L'union de la Bretagne à la France

    « Lesdits gens des trois États vous supplient très humblement qu'il vous plaise unir et joindre perpétuellement lesdits pays et Duché de Bretagne avec le Royaume de France, afin que jamais ne s'élèvent guerre, dissension ou inimitié entre lesdits pays, gardant toutefois et entretenant les droits, libertés et privilèges dudit pays (...) ». C'est en ces termes que les États de Bretagne réunis en août 1532 demandent instamment au roi François Ier l'intégration du Duché Breton au royaume de France.
    L'édit d'Union de la Bretagne à la France de 1532 s'inscrit dans un processus qui va des années 1450 à la fin du XVIe siècle. Pourtant, il est nécessaire pour la comprendre  de remonter plus loin encore, jusqu'à la toute fin du XIVe siècle afin d'en saisir toute l’ampleur et les conséquences pour le duché de Bretagne. C'est de cette façon que nous ne ferons pas ici une histoire de la Bretagne des XVe-XVIe siècle, mais une histoire de la réunion du duché au domaine royal. Nous allons nous restreindre aux faits qui font directement partie du processus de réunion ou qui contribuent à l'expliquer. Nous allons concentrer notre attention sur les facteurs politiques, militaires et financiers qui jouent un rôle décisifs à court terme, et non sur des évolutions de longue durée, économiques ou démographiques. Il convient néanmoins de faire avant toute chose une présentation rapide du contexte breton au XVe siècle.
    Comme dans le cas des autres principautés, l'État breton, nous le verrons plus loin, né en partie de la guerre de Cent Ans et de l'affaiblissement du royaume de France qu'elle provoque. Tout au long de notre période, de 1399 à la mort de Jean IV à 1532 et l'union des deux pays, l'occasion est souvent donnée aux ducs de mener une politique de plus en plus autonome. Il disposent pour cela des ressources non négligeables que leur offre la Bretagne, ainsi que d'atouts économiques et démographiques. Cohérent sur le plan territorial et bénéficiant d'une position périphérique par rapport au domaine royal, l’intérêt stratégique n'est pas à omettre non plus si l'on considère les grandes voies maritimes du temps. La Bretagne est aussi forte d'une population nombreuse, 1,25 millions d'habitants en 1500, soit plus que certains autres royaumes comme la Bohême, le Danemark ou la Suède. L'activité bretonne dominante reste la céréaliculture (notamment le seigle et le froment), et le sel conserve une place importante dans les échanges. La marine enfin est l'une des plus actives d'Europe, malgré des navires de petits tonnages.
    Afin de comprendre la suite, il est nécessaire également de présenter la situation politique et administrative de la Bretagne. Tout au long de notre période, les ducs s'efforcent de renforcer les structures de leurs gouvernements et de dépasser le cadre féodal dans lequel la Bretagne évoluait jusque là. Cela se traduit par la réunion régulière d'un conseil qui regroupe autour du duc les grandes familles, les nobles les plus importants du duché, les grands dignitaires religieux et les officiers principaux. Les décisions majeures concernent l'administration de la province dans les domaines judiciaire, financier ou militaire. Les ducs comprennent en effet qu'il ne peut y avoir de politique sans moyens financiers, et les impôts entraînent la mise en place d'une administration de plus en plus structurée comme la création du trésorier général qui contrôle la majeure partie des opérations. Tout cela étant soumis à la juridiction de la Chambre des Comptes créée en 1365 et qui peut faire comparaître devant elle et juger les officiers. Les États de Bretagne, dont nous reparlerons à plusieurs reprises sont, au temps de l'indépendance, la cour souveraine du duché. Ils ont des compétences à la fois judiciaires, financières et politiques. Ils sont composés des grands personnages de la province, des nobles, des officiers et des membres du haut clergé. Chaque ville ne doit y envoyer qu'un député sauf Rennes, Nantes, Vannes, Saint-Malo et Morlaix qui peuvent en envoyer un second. Généralement, il s'agit du procureur syndic ou du maire. Après l'Union à la France, les États deviennent l'assemblée provinciale de la province de Bretagne et ne se réunissent plus que sous demande du roi.
    A travers ce nouveau Rendez-vous, nous allons donc nous intéresser à la marche de la Bretagne vers l'Union même s'il est important de ne pas faire une histoire déterministe selon laquelle ce qui est arrivée devait fatalement arrivée. Nous étudierons le processus d’intégration au royaume du France, et pour mieux les comprendre, il nous a semblé nécessaire de revenir à la toute fin du XIVe siècle et de commencer par une évocation de la Bretagne du « grand siècle des ducs ». Les deux parties suivantes nous permettrons de voir de quelle façon la Bretagne est petit-à-petit passée sous domination française puis de travailler plus en détail l'année 1532 et ses traités.

Généalogie des derniers ducs de Bretagne :


Le grand siècle des Ducs et la politique d'indépendance du duché
(1399-1488)

     Nous allons dresser ici un portrait politique de la Bretagne au XVe siècle qui, sur les plans économique, politique et culturel, en fait un grand siècle Breton. La Bretagne se dote en effet d'une organisation administrative, d'assises territoriales, d'institutions centrales et locales, de structures financières, judiciaires et militaires, d'une diplomatie active, c'est-à-dire de tous les attributs d'un État moderne. Sans s'attarder sur ces points, nous verrons surtout que cela ce produit dans le cadre d'une active politique d'indépendance face au royaume de France qui n'a de cesse de vouloir intégrer la province à son territoire. Mais une politique dont les positionnements et les alliances diverses participent aussi de l'échec, à la fin du siècle, face à une puissance militairement et financièrement supérieure.

. Alliances ou neutralité ? La politique bretonne au temps de la Guerre de Cent Ans (1399-1458)

    Quatre ducs se succèdent tout au long de cette période pendant laquelle la Bretagne a été largement autonome. Au cours de leur règne, elle a en effet rêvé d'affirmer son autonomie, confiante dans sa force tenant de son poids démographique, de sa prospérité économique et du rôle croissant de l'autorité ducale dans la diplomatie internationale. Dans la deuxième moitié du XVIe siècle, Bertrand d'Argentré, auteur d'une Histoire de Bretaigne, a bien résumé la situation en ces termes : « Le païs de Bretagne florissoit lors la paix, mère de richesse ».
    La situation politique de la Bretagne à la mort de Jean IV en 1399 est particulièrement délicate. Les divisions politiques fractionnent la région car beaucoup de grands seigneurs bretons acceptent mal le renforcement de l'autorité ducale à leurs dépens. L'autorité du roi de France plus lointaine leur paraît moins pesante, et le roi de délivrer à certains d'entre eux des honneurs et des charges pour s'acquitter de leur fidélité. La haute noblesse est donc souvent francophile par intérêt, par alliances notamment matrimoniales, et par éducation. Les tendances pro-anglaises de la famille ducale mécontentent aussi « l'opinion » bretonne. Des tendances qui s'expliquent notamment par la possession de terres en Angleterre et ce depuis l'époque de la conquête de Guillaume le Conquérant en 1066, comme c'est le cas de Richmonds pour la famille Montforts. Or de mauvaises relations avec l'Angleterre pourraient entraîner la perte de cet apanage. Néanmoins, la puissance de la volonté d'indépendance dans le peuple breton se manifeste par la fidélité au duc de la bourgeoisie, des milieux lettrés, de la petite noblesse ainsi que des paysans. Lors des crises, une quasi-unanimité s'établit autour du duc : « Nous et chacun, pour nous et nos alliés, nous avons promis, gréé et conjuré les uns aux autres de nous entr'aider à la garde et défense du droit ducal de Bretagne, contre tous ceux qui voudront prendre la saisine et possession dudit duché » (Dom Morice, Preuves, t. II, col. 214-216). La tentative d'annexion par la France en 1379 a ainsi suscité une vigoureuse réaction populaire.
    Jean V n'a que 10 ans à la mort de son père et la régence revient à sa mère Jeanne tandis que le roi de France Charles VI fait déjà pression pour que l'éducation du jeune duc se fasse à Paris. Lorsque Jeanne épouse Henri IV d'Angleterre, la régence est confié au duc de Bourgogne ce qui suscite beaucoup d’inquiétudes. Un choix qui écarte effectivement la Bretagne du camp anglais et ces deux années (1402-1403) auprès d'un prince français sont utiles au futur Duc qui « découvre toute la puissance et la majesté d'un prince ''des fleurs de lys'' » (J-P Leguay, Fastes et malheurs de la Bretagne ducale). Au court de la guerre de Cent Ans, la Bretagne prend une place stratégique de plus en plus importante et le conflit accroît la volonté d'annexion. Il faut beaucoup de subtilité de la part de Jean V pour conserver sa neutralité dans ce contexte et alors que la France connaît la guerre et la misère. Il se fait même le protecteur de la couronne de France en protégeant Charles VI à Melun.

Sceau de Jean V

    Les successeurs de Jean V poursuivent la politique d'indépendance en jouant cette fois la carte de l'alliance avec la France qui prouve sa supériorité militaire dans la guerre de Cent Ans. François Ier succède donc à son père en 1442, participe aux combats aux côtés de Charles VII, et envoie son frère Gilles en Angleterre comme ambassadeur auprès du roi Henri VI. Resté très anglophile, Gilles devient le prétendant des Anglais, à une époque où l'anglophilie est considérée comme une trahison par un parti français breton renforcé par les circonstances. Arrêté en Normandie en 1446 après avoir offert ses châteaux aux Anglais, les États de Bretagne refusent de le condamner car il représente à leurs yeux la volonté d'indépendance bretonne face à l'emprise française. Pierre II (1450-1457) renforce la politique d'indépendance notamment en écartant de la cour le parti français alors que le règne ducal précédent avait activement participé à la reconquête du royaume de France par Charles VII. Enfin, Arthur III (1457-1458), ancien connétable de France, joue un rôle important dans les derniers combats de la guerre de Cent Ans. Il demeure loyal vis-à-vis du Valois mais poursuit la politique de ses prédécesseurs : son duché « ne touche en rien le fait de la partie de France ni n'en est issu », il « n'a jamais fait partie du royaume » et il « n'en est pas un démembrement ».
Le duc siégeant en son Parlement
Alain Bouchart, Les grandes croniques de Bretagne, 1514, Musée Dobrée, Nantes.
Extrait de L'union de la Bretagne à la France, D. LE PAGE et M. NASSIET

Extrait de L'union de la Bretagne à la France, D. LE PAGE et M. NASSIET

. La lutte pour l'indépendance : le règne de François II (1458-1488)

    Le règne de François II vient bouleverser la donne dans le Duché. A 23 ans, ce dernier se trouve en effet placé dans une situation difficile, coincé entre la puissance croissante de la France voisine, et l'effacement de l'Angleterre sur la scène internationale en raison d'une guerre civile connue sous le nom de Guerre des Deux-Roses (Voir Rendez-vous en 1485). Et J-P Leguay de dire : « la situation change surtout avec l'entrée en scène, à peu d'intervalle, d'un duc frivole et influençable, François II en 1458 et d'un roi Louis XI, en 1461, souverain diaboliquement intelligent, imbu de son autorité absolue, prêt à utiliser toutes les armes à sa disposition pour affaiblir ses adversaires ».

Sceau de François II

    Petit-fils de Jean IV par son père Richard d'Etampes et neveu de Jean V, le nouveau duc connaît mal la Bretagne. Il a en effet passé une bonne partie de son enfance et de son adolescence à la cour de Charles VII, en Touraine et en Orléanais en particulier. Comte d'Etampes à trois ans, il reçoit une très bonne éducation par l'écrivain normand Robert Blondel qui le décrit comme « Beau faisoit voir son entretenement, son haut maintient et noble contenance ». Mais il n'en est pas moins influençable. Et alors qu'il est accueillit à Rennes pour le couronnement en 1459, dans un pays en paix et prospère, il épouse, pour éviter tout problème dynastique, la fille du duc François Ier, sa cousine Marguerite. La création en 1460 de l'Université de Nantes témoigne, au terme de longues négociations avec le pape, de la cohésion et de l'indépendance du duché. Pourtant, l’avènement de Louis XI en France change la donne car le nouveau roi soutient systématiquement tous les opposants au Duc : « les piqûres d'amour propre, les vexations soigneusement dosées, enveniment, à partir de 1462, les rapports entre les deux gouvernements ». François refuse de céder et tout devient prétexte à conflits. Les relations amicales entretenues avec le vieux Charles VII sont bien loin et François reprend en 1464 sa liberté diplomatique en accueillant notamment les grands révoltés contre le roi comme le duc de Berry. Les trêves sont renouvelées avec l'Angleterre et l'alliance change de bord, se tournant vers l'autre côté de la Manche. A l'intérieur, on prépare armées et finances à la guerre et Pierre Landais commence à inspirer une politique étrangère qui a pour but de renforcer l'indépendance bretonne et de multiplier les alliances contre le roi de France (Milan, Savoie, Portugal, Écosse, Danemark). La victoire de la ligue du bien public en 1465 contre Louis XI force ce dernier à signer le traité de Saint-Maur qui marque l'abandon de sa volonté de souveraineté sur les évêchés bretons.
    Les manifestations d'indépendance se multiplient dans les années 1480 et alors que le roi de France prétend racheter à Nicole de Penthièvres ses droits sur la couronne ducale : François II se déclare « duc par la grâce de Dieu », il créé en 1485 le Parlement de Bretagne pour éviter le recourt à celui de Paris, le parti français est exclus de la cour, et le duc s'allie avec Édouard IV d'Angleterre et Maximilien d'Autriche. La mort de Louis XI en 1483 n'arrange rien à la situation et la régente Anne de Beaujeu poursuit les mêmes objectifs que son père. En 1484, les Grands du Duché se soulèvent et promettent la couronne ducale au roi de France par le traité de Montargis : « Nous jurons et promettons, par la foi et serment de nos corps, loyauté et service au roy, nous mettrons nos corps et nos biens et emploierons tous nos alliés, amis et sujets et toute notre puissance au service du roi, même à le faire mettre en possession et faire jouir comme vrai duc et seigneur, du duché et pays de Bretagne (...) ». La guerre folle est lancée. Pierre Landais, lâché par le duc est jugé et éliminé, mais la politique demeure anti-française : création du Parlement de Vannes, et désignation par les États d'Anne et Isabeau, fille du duc, à la succession de François II.
    En 1487, l'armée royale pénètre en Bretagne et les places fortes tenus par le parti français s'ouvrent à elle : Vitré, Clisson, Châteaubriant et Ancenis. Voulant en finir avec la prise de Nantes, la ville résiste et brise le blocus avec l'aide étrangère le 6 août 1487. Mais la campagne de l'année suivante est décisive. Après la prise de Fougères, l'aspect militaire du problème est réglé : 5 000 soldats bretons meurs lors de la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier contre 1 500 français. François II doit accepter le traité de Verger en août 1488, mais pour éviter un sursaut national, le pacte laisse son indépendance à la Bretagne. Les ennemis du rois sont néanmoins expulsés et Anne, héritière du duché, ne pourra se marier qu'avec l'accord du roi de France.

Extrait de L'union de la Bretagne à la France, D. LE PAGE et M. NASSIET


    La Bretagne sous domination française et les politiques matrimoniales
(1488-1524)

    La réunion du duché au domaine royal a été la conséquence directe du fait que deux héritières successives ont été prises en mariage par des rois de France car le premier ne pouvait être réuni au second tant qu'il était possédé par une dynastie distincte de la ligne royale. Or, le duché avait une règle de succession écrite et plutôt précise, ce qui est assez rare. Élaborée en 1365 au traité de Guérande, elle n'a en rien introduit la Loi salique en Bretagne. La règle veut « que la succession dudit duché ne viendra point à femme tant qu'il y ait hoir masle descendant de la ligne de Bretagne ». Il s'agit en faite d'un compromis entre les deux grandes familles ducales des Blois et des Monforts, et si les successions dans les années 1450 ne posent pas de problème, à la mort de François II le 9 septembre 1488, c'est sa fille Anne, alors âgée de douze ans, qui devient Duchesse de Bretagne, François n'ayant aucune descendance masculine.

. La fin de l'indépendance bretonne  (1488-1498)

    Joël Cornette dans l'Histoire de la Bretagne et des Bretons nous présente le destin d'Anne comme bien singulier : « duchesse à onze ans, reine à quinze ans, mère à seize ans, veuve à vingt et un ans, remariée et reine une nouvelle fois à vingt-deux ans, décédée à trente-sept ans après avoir vu mourir sept de ses neuf enfants ».
    C'est dans un contexte bien particulier qu'Anne devient duchesse : les troupes françaises, « victorieuse du dernier duc  indépendant de la Bretagne », occupent depuis le traité du Verger les principales villes du royaume. C'est dans une situation très tendue et d'extrêmes difficultés qu'Anne décide de l'organisation en 1490 d'une véritable tournée dans son duché afin de mieux connaître les besoins de la population, les ressources du pays et de trouver les moyens pour améliorer la situation. Mais ce « tour de Bretagne » n’apaise pas les tensions et une révolte paysanne éclate en juillet 1490. Pour enrayer la crise, une autre solution s'offre à la duchesse : un mariage avec le souverain d'une grande puissance, « afin de procurer à la Bretagne une alliance capable de faire barrage à la pression française ». Or, les prétendants sont nombreux : un prince catillan, le duc de Buckingham, le duc Jean de Rohan, Alain Albret... Mais Anne choisi Maximilien d'Autriche, après avoir adhérée à la ligue que se dernier forme contre la France. Le mariage a lieu le 19 décembre 1490, par procuration. Opposée à cette alliance, la France reprend les combats en mars 1491. L'aide autrichienne se fait attendre, et la France élabore d'autres plans. C'est ainsi que l'ambassadeur milanais à Paris écrit : « on murmure beaucoup (et de plus en plus) que la majesté royale serait disposée à épouser la duchesse de Bretagne... parce qu'on avait fait comprendre au roi qu'il ne pourrait se marier avec aucune qui apportât davantage de pacification à son royaume que cette fille de Bretagne ». En novembre, les États de Bretagne se prononcent pour ce mariage, et une fois Anne convaincue, les deux mariages de la duchesse et du roi Charles VIII sont annulés par le pape Alexandre VI. C'est donc un mariage purement politique qui s'organise, résultant d'un déséquilibre militaire et financier patent entre les deux États.
Mariage d'Anne de Bretagne et de Charles VIII par Paul Lehugeur

    Le contrat de mariage est signé le 6 décembre 1491 et il est nécessaire d'en citer quelques extraits :
« Pour obvier aux guerres (…) qui ont eu cours & acquérir (…) & maintenir paix (…) perpétuelle'', Anne, ''fille & héritière seule & unique'' du duc, ''donne (…) perpétuellement à héritaige audit seigneur, ses successeurs roys de France, par titre de donnaison faite pour cause (…) dudit mariage, au cas qu'elle ira de vie à trespas paravant ledit seigneur sans qu'aucuns hoirs nés & procréés d'eux, les droits, propriétés (…) compétans à ladite dame es duché & principauté de Bretaigne ».
« Et pareillement ledit seigneur (…) donne (…) perpétuellement & à  héritage, au cas que ledit seigneur décède (…) avant ladite dame sans aucuns hoirs nés (…) légitimement de leur chair (que Dieu ne veille) tout tel droit (…) propriété (…) competans audit seigneur, à condition toutefois & et pour éviter les (…) guerres (…) que ladite dame ne convolera à autres nopces fors avec le roi futur, s'il lui plaist et faire se peut, ou autre plus prochain présumptif futur successeur de la Couronne (...) ».
    Les deux époux se font donc donation mutuelle de leurs droits sur le duché et il importe peu que ce soit un échange inégal. Si le couple a un fils, celui-ci héritera de la Couronne et du Duché et pourra les réunir. Sans héritiers, le roi transmet à ses futurs successeurs ses droits sur le duché. Or, Anne donne naissance à cinq enfant, mais aucun ne survie au règne de Charles VIII.
    Charles VIII ne laisse plus a Anne le soin d'administrer le duché. Il maintient en place certains anciens conseilleurs comme Philippe de Montauban qui s'oppose rapidement aux hommes du roi, mais nomme à la tête des finances bretonnes un officier français, Jean François de Cardonne, qui, avec le tire de Général des Finances de Bretagne, supervise toute l'administration financière du duché. Devant les remontrances des États, le roi s'engage en 1492 à maintenir les impôts traditionnels. Le Parlement est abaissé et réduit au rang d'une cour des « Grands Jours de Bretagne », tribunaux exceptionnels qui jugent en dernier ressort les affaires qui ont localement donné lieu à des décisions contestables ou ont été soustraites à la justice. De nombreux français sont nommés dans les grands services du duché, situation qui est bien acceptée par la population grâce à l'abaissement provisoire des impôts. À la mort de Charles VIII le 8 avril 1498, Anne rétablit la chancellerie et en confie la direction à Philippe de Montauban. Anne est maintenant libre, souveraine, uniquement obligée d'épouser en cas de remariage le nouveau roi. L'accord est conclu en août 1498 avec Louis XII, son ancien conseiller.
Cadière d'or d'Anne de Bretagne, reine et duchesse, 1498.
A la mort de Charles VIII, Anne revient dans osn duché et fait battre monnaie où elle se dit reine et duchesse. Elle cherche par là à affermir sa souveraineté.
Extrait de Toute l'histoire de Bretagne, Skol Vreizh

. Anne de Bretagne et Claude de France (1499-1524)

    Le contrat de mariage entre Louis XII et Anne de Bretagne est signé le 7 janvier 1499. Anne y est reconnue duchesse, la « principauté » revenant ensuite au cadet à naître de l'union et non au dauphin. Les institutions et les libertés du duché sont confirmées et l'accord assure à la Bretagne une dynastie distincte de celle de la France. Mais la volonté d'Anne de maintenir cette indépendance est contrée par la nature : des huit enfants né de cette union, il ne survie que deux filles, Claude et Renée. En 1506, Claude est fiancée à François d'Angoulême âgé de douze ans, héritier présomptif de la Couronne et futur François Ier. Le contrat assure la Bretagne aux deux époux.

Louis XII et Anne de Bretagne

Armoiries de Louis XII et d'Anne de Bretagne

    Jusqu'à sa mort, Anne peut donc diriger le Duché. Elle nomme les officiers et pense même se retirer en 1504 à Rennes, le roi étant gravement malade. Elle organise alors un nouveau tour de Bretagne sous forme de véritable pèlerinage dans le but de demander la guérison de son époux. À sa mort en 1514, le cœur de la duchesse-reine est amené à Nantes, lors de cérémonies grandioses et dans toutes les paroisses, des messes lui son dédiées. A Saint-Denis, la reine n’eut pas le droit au cri « La reine est morte, vive la reine », mais à « la royne treschrestienne et duchesse nostre souveraine dame et maistresse est morte. La royne est morte. La royne est morte », symbole de la rupture que sa mort signifie pour la Bretagne qui perd ainsi définitivement sa souveraineté.
    Le mariage de la fille d'Anne avec François d'Angoulême est célébré dès le mois de mai, tandis que Louis XII meurt en janvier 1515. Le nouveau roi, François Ier, obtient de son épouse la donation perpétuelle du duché. Elle lui abandonne progressivement tous ses pouvoirs sur le duché car contrairement, à sa mère, elle était fille de France et n'a donc pas de raison de nier son identité paternelle. Il ne faut pas y voire une faiblesse de caractère car son attitude paraît logique aux critères du temps. François Ier adopte ainsi une politique prudente en respectant l'œuvre d'Anne pour éviter les conflits : il reconnaît dès son avènement les institutions bretonnes et se montre respectueux des traditions notamment religieuses. Cela ne l'empêche cependant pas de mettre à profit les occasions qui lui sont données pour accroître sa domination sur la Bretagne : il supprime le Conseil ducal et met ses hommes aux postes fort de l'administration.
    Claude fait une dernière concession : le duché reviendra après sa mort au dauphin et non plus au cadet comme prévu. C'est ainsi que le fils du couple héritier de la Couronne de France devient également duc de Bretagne en 1524 sous le nom de François III. La seconde fille d'Anne, Renée se trouve ainsi complètement spoliée et « le processus d'incorporation de la Bretagne est mis en route ». A peine Claude est-elle morte (à Blois le 20 juillet 1524) que François Ier demande au gouverneur de Bretagne, le comte de Laval, de recevoir le serment de fidélité des membres des États de Bretagne réunis pour cette occasion Rennes en novembre.

Quand l'Union devient définitive
(1524-1532)

    L'exigence du serment de fidélité par les États de Bretagne au lendemain de la mort de la reine Claude a pour objectif de vaincre l'opposition et de trouver des soutiens. Une préparation efficace est menée par le chancelier du Prat qui fait pièce à l'opposition de nombre de délégués aux états généraux de Bretagne qui manifestent encore leur réprobation à l'annexion. L'argent est le moyen de cette politique : il s'agit avant tout de récompenser par avance des nobles influents aux États que l'on va réunir.

. L'incorporation progressive au royaume de France (1525-1532)

    On assiste durant la décennie 1520 à un net renforcement du pouvoir monarchique en France. Les causes en sont les revers militaires sont le plus spectaculaire est celui de Pavie en 1525 à la suite duquel le roi est fait prisonnier par son adversaire Charles Quint. Ulcéré par ces déboires, François Ier engage un vaste programme de réformes qui a pour effet d'accroître la centralisation de l'administration. Il est résolut dans le même temps d'éliminer définitivement deux des trois dernières grandes principautés existant encore dans le royaume : celle du duc de Bourbon, et celle de la Bretagne. Une union réalisée en deux temps, par un acte juridique de 1524 que le roi fait accepter après une prise en main méthodique de l'administration bretonne, et lors d'une opération politique et médiatique en 1532.
François Ier

Claude

    Les États de Bretagne réunis à la mort de Claude rejettent son testament ainsi que l’ambiguïté que maintient le roi quand à la succession du duché à son fils aîné ou cadet. Mais malgré cela, le comte de Laval fait assembler à nouveau les États le 26 septembre 1524 pour leur faire entendre que le dauphin était à présent « propriétaire » du duché comme « seul & universel héritier de sa mère ». Francois Ier s'intitule maintenant « roy de France, usufructuaire du duché de Bretaigne, père et légitime administrateur de notre tres cher et très amé filz le dauphin, duc propriétaire dudit duché ». Le roi est bien décidé à réaliser l'union du duché avec le domaine royale et, peu de temps après, les modalités de l'administration financière commencent à changer. Elle est ainsi dès 1527 affectée par une série de mesures qui mettent fin à la stabilité qui règne alors en Bretagne : attaques contre le haut personnel (le général Philibert Tissard, le trésorier et receveur général Jean Parajau) remplacé par les hommes du roi. 
    Pourtant, la Bretagne entre dans le rang petit-à-petit. La chronologie des mesures financières rejoint aussi celle des mesures politiques. Le point de départ a bien été le décès de Claude qui a placé la Bretagne, comme on l'a dit, dans une situation ambiguë en mettant fin au régime de gouvernement personnel par un duc sans avoir clairement définit la nouvelle situation. Un processus de prise en main politique est engagé à partir de 1526 : toutes les décisions prises dans les années suivantes témoignent d'une volonté du roi de connaître les finances bretonnes et d'éliminer ceux qui peuvent en empêcher l'acheminement vers les caisses centrales. C'est par exemple la création de la commission de la Tour Carrée chargée de juger les officiers de finances ou encore la commission Minut qui intervient à la Chambre des comptes de Nantes afin d'enquêter sur les revenus de la Bretagne. C'est grâce à une meilleure maîtrise des finances et à un apaisement de la situation sur le plan international que François Ier s’attelle à la question du rattachement définitif de la Bretagne à la France. 

. Les traités de 1532

    François Ier, en vue d'obtenir le consentement de la population, s'appuie très vite sur la riche noblesse du duché. C'est ainsi qu'en 1525 Jean de Laval, baron de Châteaubriant, entre au conseil du roi, et en 1526 Guy, comte de Laval, est promu gouverneur. Le gouverneur est le représentant du roi. Il supervise tous les domaines, principalement militaires, et il est régulièrement désigné comme commissaire à l'assemblée des États. Le roi fait donc appel à des fidèles situés au sommet de la noblesse bretonne elle-même pour mieux contrôler le duché à un moment décisif. Et le fait que le pouvoir royal stationne en Bretagne des troupes régulières très peu nombreuses, et ce malgré la récurrence des guerres avec l'Angleterre, montre qu'il fait confiance aux forces locales pour garder les côtes et le duché des révoltes.
    La dévolution du duché au dauphin en 1524 n'a été signifié qu'aux États. Le roi voulait obtenir le consentement de ceux-ci et y faire adhérer le peuple des villes importantes en les faisant participer à une cérémonie publique : le couronnement ducale. Et c'est en 1532 que cette solennisation est organisé, 1532, année fondamentale pour la Bretagne, qui voit le duché passer au statut de province. L'opération est préparée avec soin et le roi lui-même fait un long séjour en Bretagne à cette occasion. Il fait le 9 mai 1532 « sa joyeuse entrée » dans Fougères puis séjourne environ un mois à Châteaubriant. Outre le couronnement ducal, François Ier en profite pour avancer dans son projet d'union, et  la méthode est d'amener les États de Bretagne à la solliciter. C'est ainsi qu'ils se réunissent le 4 août « en gros nombre ». La discussion est vive et longue, et Bertrand d'Argentré de rapporter les souvenirs de son père, Pierre, sénéchal de Rennes, dans son Histoire de 1582 : l'assemblée se trouve d'abord « en grande dissession. Il y en avoit d'opiniastres, ausquels ils souvenoient de l'ancienne liberté du païs sous les ducs, qui disputoient, & disoient qu'ils alloient entrer & se sousmettre au joug de toute servitude... à toutes les volontez des rois absolument ». « Il y eut par les seigneurs et gens du pays grande résistance, parce qu'ilz ne vouloient avoir à duc monsieur le Daulphin, mais monsieur d'Orléans (Henri, le second fils )... ». Finalement, après tractations entre agents de François Ier et dignitaires des États, on adopte et lit au roi à Vannes le 6 août un accord reconnaissant le dauphin comme duc : « Au roi... supplient... les gens des trois Estats qu'il vous plaise leur accorder que monseigneur le Dauphin... soit receu & fasse son entrée à Rennes... comme duc & prince propriétaire de ce pays. Requérans... que toutes autres choses faites par cy devant (contrat de mariage de 1499 stipulant la dévolution au second fils remis en cause car non consenti par les États) au contraire soient révoquées, cassées & adnulées comme faictes sans que lesdits des Estats les ayent entendu... Qu'il vous plaise unir & joindre perpétuellement lesdits pays & duché de Bretaigne avec le royaume de France à ce que jamais ne se trouve en guerre, dissension ou inimitié entre lesdits pays. Gardant toutesfois & entretenant les droits, libertez & privilèges dudit pays... ».

    Le roi répond dès le 13 août à la demande des États à Nantes dans l'édit d'union du duché au royaume qui précise que les privilèges et les droits de Bretagne seraient respectés :
 
« François, par la grâce de Dieu Roi de France, usufruitier des pays et Duché de Bretagne, père et légitime administrateur des biens de notre très cher et très aimé fils le Dauphin, Duc et Seigneur propriétaire des dits pays et Duché, savoir faisons à tous présents et à venir que, tenant les États de ce pays et Duché de Bretagne assemblés en notre ville de Vannes, (…) il nous a été très humblement supplié et requis de vouloir permettre à notre très cher et très aimé fils aîné le Dauphin, ici présent, d'être reçu par eux à faire son entrée à Rennes, ville capitale de ce Duché, comme leur Duc et Seigneur propriétaire ; (…) et que nous eussions à nous réserver l'usufruit et l'administration totale de ce pays et Duché. En outre, ils nous supplièrent que notre plaisir fût d'unir perpétuellement ce pays et Duché de Bretagne à notre Royaume et Couronne de France, afin que jamais ne s'élèvent de guerres, dissensions ou inimitiés entre lesdits pays, et qu'en ce faisant nous eussions à garder et entretenir les droits, libertés et privilèges dudit pays et Duché (…) »
« Après laquelle lecture, nous, considérant que le contenu de ladite requête est juste (…), pour ces causes et autres bonnes considérations qui nous y incitent, de notre certaine science, pleine puissance et autorité, nous avons accepté et eu pour agréable le contenu de la requête, et nous avons déclaré et déclarons que notre dit fils aîné est vrai Duc propriétaire dudit pays et Duché de Bretagne, selon la Coutume par laquelle les aînés succèdent audit Duché, et ce, malgré toutes choses contraires qui pourraient auparavant avoir été faites, connue faites contre la Coutume dudit pays, et sans la connaisance et le consentement des gens de sesdits trois États (contrat de 1499) (…). Ces choses ainsi faites, nous les avons déclarées et déclarons nulles, et comme telles cassées et révoquées, cassons et révoquons ; et nous voulons, consentons, et il nous plaît, que notredit très cher et très aimé fils aîné, Duc propriétaire de Bretagne, fasse son entrée à Rennes, ville capitale dudit pays, et qu'il y soit reçu et couronné en vrai Duc et Seigneur propriétaire de Bretagne (...) ».

    Le lendemain, le dauphin-duc fait son entrée à Rennes. La magnificence de la mise en scène du couronnement ducal montre que les Rennais n'entendent pas bouder le nouveau duc.

Monnaie bretonne au lendemain du couronnement du nouveau duc François

    En septembre 1532 est finalement publié au château du Plessis-Macé, près d'Angers, le contrat bilatéral entre gouvernement français et représentants de la Bretagne d'où se dége trois faits :
Aucune imposition ne pourra être faite en Bretagne sans qu'elle n'ait été préalablement demandée aux États.
La justice sera maintenue « en la forme et la manière accoutumée », les juridictions étant conservés.
Les nominations aux charges ecclésiastiques ne seront attribués qu'à des Bretons.


Conclusion :

    La question de l'union de la Bretagne à la France est, nous l'avons vus, assez complexe. Elle s'inscrit dans un contexte particulier et s'étale sur plus d'un siècle. Les relations entre le Duché et la royaume de France ont toujours été tendus. Les tentatives d'annexion remontent au Moyen-Age. L'influence mutuelle est importante, surtout en Bretagne. Pourtant, c'est au XVIe siècle qu'elle se réalise concrètement. Après un XVe siècle mouvementé dans le cadre de la guerre de cent ans où le duché Breton joue un rôle notable, après de nombreuses alliances, des renversements de situation et des tentatives d'union ratées, c'est le mariage de deux « princesses » bretonnes qui fixe le destin du pays. Coupant cours aux États de Bretagne, les contrat de mariages prévoient la dévolution du duché aux cadet nés des unions matrimoniales, du moins jusqu'en 1524 et la mort de Claude qui, dans son testament, remet la Bretagne au Dauphin. Depuis 1499 et pendant trente-trois ans, la Bretagne a essayé, de toutes ses forces, de devenir un État indépendant, neutre et commerçant. Et du début à la fin de notre période, cette aspiration a été soutenue par une conscience nationale très vive. Mais l'échec trop tardif du développement urbain et le rôle d'intermédiaire sur mer expliquent la relative faiblesse de la bourgeoisie bretonne. La conjoncture politique surtout est défavorable au duché : la Bretagne ne peut résister au tête-à-tête avec la France à la fin du XVe siècle. Elle est enfin très divisée par le choix français de sa noblesse, toujours prête à l'annexion en livrant les places fortes et à rêver pour elle-même de la couronne ducale. Au XVe siècle, la volonté populaire et la diplomatie ne peuvent plus rien contre la puissance militaire, la concurrence commerciale et le double jeu des grands. Si en 1532 François Ier confirme les droits et privilèges des bretons qui conservent aussi leur Parlement, leurs États et leur autonomie administrative, avec Henri II en 1547 disparaît toute allusion à une Bretagne indépendante. Son histoire est désormais celle d'un peuple annexé qui lutte pour conserver ses dernières libertés face à un pouvoir de plus en plus centralisateur.

Bibliographie :
    Ouvrages :
KERHERVE J., L'État breton aux XIVe et XVe siècles, Les ducs, l'argent, les hommes, Maloine, Paris, 1987.
LE PAGE D., NASSIET M., L'Union de la Bretagne à la France, Skol Vreizh, Morlaix, 2003.
MINOIS G., Anne de Bretagne, Fayard, 1999.
MONNIER J-J., CASSARD J-C., Toute l'histoire de Bretagne : des origines à la fin du XXe siècle, Éditions Skol Vreizh, Morlaix, 2003, 831P.
CORNETTE J. Histoire de la Bretagne et des Bretons, Des âges obscurs au règne de Louis XIV, Éditions du Seuil, Paris, 2005.

    Sources :
ARGENTRE B. d', L'Histoire de Bretaigne, des Roys, Ducs, Comtes et Princes d'icelle (…), Rennes, 1582.

    Autres :
Conférence de HAMON Philippe, François Ier et la Bretagne, le 28/05/2011, Archives départementales d’Ille-et-Vilaine.
Conférence de PICHARD-RIVALAN Mathieu, Rennes, pouvoir politique et société, 1491-1532, le 20/10/2011, Archives municipales de Rennes. 

mercredi 5 octobre 2011

Rendez-vous en 1919


Race de Bronze, Alcides Arguedas

    Place à un rendez-vous un peu original où je vous propose l'analyse d'un roman, Race de Bronze d'Alcides Arguedas, auteur bolivien qui a longtemps vécu en France et qui nous propose un portrait de la vie indienne au début du XXe siècle sur les rives du lac Titicaca.
  Race de Bronze, roman publié en 1919 par Alcides Arguedas est souvent considéré comme le premier grand roman indigéniste de l'Amérique Latine.
    Le terme indigénisme concerne tout à la fois le domaine littéraire et politique. Il désigne d'abord les politiques menées par certains gouvernements à l’égard des communautés indiennes dans un but d’intégration ou d’acculturation, différent donc de l'indianisme qui apparaît à la fin du XXe siècle et qui est la politisation des Indiens, leur prise de position directe sur les questions qui les concernent, l'émergence d'une vie politique indienne, et l'expression de sa volonté. Mais l'indigénisme sert aussi à qualifier les mouvements revendicatifs de ces communautés. En effet, le début du XXe siècle voit divers indices témoignant d'une évolution des sociétés latino-américaines comme le mouvement étudiant de 1918, ou encore la classe ouvrière qui commence à faire entendre sa voix.
    Les formes littéraires et artistiques reflètent aussi les évolutions des sociétés. C'est à ce moment là que l'Amérique Latine acquiert une identité culturelle propre, distincte de l'Europe bien qu'encore sous influence. L'ambiance générale devient anti-impérialiste et l'engagement politique des artistes s'en ressent. Sur le plan littéraire l’indigénisme désigne donc un courant mettant en scène avec réalisme et le plus souvent avec un fort accent de dénonciation les conditions de vie de l’indien et ses luttes pour la survie face à l’oligarchie et au pouvoir dérivé de la colonisation.

Race de Bronze : présentation de l'œuvre

. L'auteur :

    Alcides Arguedas est né à La Paz en Bolivie en 1879. André Maurois nous donne dans sa préface une vision de son adolescence semblable à l'un des personnages de Race de Bronze, Suarez dont il en fait un poète curieux d'entrer en contact avec les indiens. Arguedas va ainsi apprendre la langue des indiens Aymaras et étudie de près leurs mœurs. Il assiste même à certaines cérémonies qu'il pourra ensuite décrire avec véracité et précision dans son roman.
     Après ses études à La Paz, il part pour Paris où il arrive en 1905 pour y suivre les cours de l’École des Hautes études sociales. La France devient rapidement sa seconde patrie et c'est ici qu'il commence à écrire, sa carrière littéraire débutant en 1904 lorsqu'il publie le roman espagnol Wata-Wara qui était une première ébauche de Race de Bronze, car en lisant ce dernier livre, on remarque qu'une très belle indienne du nom de Wata-Wara est au centre du récit. A la publication de ce premier roman, l'auteur à l'impression d'avoir fait un petit livre avec un grand sujet. Il se donne alors pour objectif de le réécrire : « De 1904, année où parût Wata-Wara, jusqu'en 1919, pendant quinze ans, je n'ai pas pensé à autre chose. Ce fut une obsession ; en tout lieux, en toutes circonstances, j'écrivais Race de Bronze, seconde version de Wata-Wara, livre manqué ».
     En parallèle de Race de Bronze, Arguedas publie un livre d'étude sociale sur les problèmes boliviens, Pueblo enfermo (Peuple malade) fortement controversé dans son pays natal. Il y fait un constat, celui de ne pas avoir mis en valeur, avec le concours des indiens, les richesses du sol bolivien. Constat repris en 1919 dans Race de Bronze, livre unique dans la littérature hispano-américaine par ses magnifiques descriptions des Andes, son importance sociale et sa grande qualité dramatique. Mais sans doute parce qu'il dénonçait des abus trop réels, il n'a jamais eu en Amérique Latine, le succès qu'il mérite.

. L'œuvre :

    André Maurois dans la préface de Race de Bronze nous présente l'œuvre comme idyllique et épique. Un roman est épique lorsqu'il met en scène non seulement les personnages dont parle le texte, mais aussi les peuples et les dieux. Or, le véritable sujet de Race de Bronze est bien le malheur du peuple indien et sa marche, alimenté par la haine, vers la révolte et la vengeance. Roman idyllique aussi car le sujet de départ est bien celui traité dans le livre Wata-Wara, celui d'une histoire d'amour, mais une idylle qui devient sauvage lorsque, la bergère tombant enceinte après avoir était abusée par un colon, on décide de jeter l'enfant à naître aux porcs qui le mangeront.
     Roman épique, idyllique, il est aussi lyrique car Race de Bronze est avant tout une ode à ces magnifiques paysages de l’Altiplano andin, aux pieds de la Cordillère des Andes, sur les rives du lac Titicaca. Et c'est dans ce décor que l'auteur installe sa trame et ses personnages : un peuple de pauvres indiens asservis par quelques colons secondés par les cholos, les métis locaux. En effet, c'est dans une suite de tableaux décrivant la vie de ce peuple que l'auteur nous mène d'un bout à l'autre du roman : l’amour, le mariage, le maître, la punition, les maltraitances, la mort, les croyances et superstitions, l’histoire de la conquête…
     Le livre se divise en deux partie, une première qui raconte le voyage de quatre péons (paysans) envoyés, au péril de leur vie, dans les vallées inhospitalières échanger les produits de la montagne contre ceux de ces vallées. C'est sans doute le tableau le plus riche qui raconte l’odyssée de ces quatre indiens, dont un ne reviendra pas, emporté par un fleuve suite à la «mazammorra », coulée de boue descendant des montagnes. La seconde partie du roman, plus longue, nous présente la vie de tous les jours de ces indiens au sein d'une hacienda (exploitation agricole de grande dimension). On y découvre leur quotidien, leurs traditions, leur travail et les relations qu'il entretiennent avec leurs maîtres.
     L'extrait que j'ai choisi d'analyser se situe dans la seconde partie de Race de Bronze, juste après le mariage de Wata-Wara et d'Agiali. Dans ce passage, Pablo Pantoja, le patron de l'hacienda où travail les indiens du roman, ramène des amis avec lui pour leur présenter son exploitation. Or, à leur arrivée, les indiens se préparent à accueillir leur maître avec tambours, flûtes et drapeaux. Mais le bruit effraye les chevaux qui partent en tous les sens et, rendu fou furieux, Pantoja punit les indiens en les frappant avec son fouet. Le présent extrait qui fait suite à cette terrible scène nous présente la vision que Pantoja a des indiens et va nous permettre d'analyser les grands thèmes du romans en nous demandant dans quelles conditions vivent les indiens de Bolivie et quels rapports entretiennent-ils avec leurs maîtres ?

    Don Pablo Pantoja, ou P. P. était un homme d'une trentaine d'année, grand, brun, solidement charpenté. Il avait hérité de ses parents un profond mépris pour les Indiens qu'il considérait avec l'indifférence naturelle qu'on accorde aux pierres du chemin, aux chutes d'un torrent, ou au vol d'un oiseau. Si parfois les souffrances d'une bête pouvait éveiller sa pitié, jamais celles d'un Indien n'y parvenait.
     Pour lui, l'Indien valait moins qu'un objet. Il n'était bon qu'à labourer, à semer, à cueillir, à transporter les récoltes à la ville, à les vendre et à lui en remettre l'argent.
Ses trois amis – Pierre Valle, José Ocampo et Louis Aguirre – lui ressemblaient ; propriétaires eux aussi. Les haciendas restaient entre leurs jeunes mains aussi improductives qu'elles l'avaient été dans les mains oisives de leurs parents. Pourtant, quand ils se comparaient aux Indiens, ils se considéraient comme des êtres infiniment supérieurs, d'une essence différente. Ils ne se donnaient jamais la peine de se demander si l'Indien pouvait échapper à sa condition d'esclave, s'éduquer, se cultiver, réussir. Ils l'avaient vu, dès le berceau, humble, misérable, rusé. Ils croyaient que c'était son état naturel. Il ne pouvait ni ne devait, à leur avis, s'émanciper sans bouleverser l'ordre des facteurs, il était condamné à mourir ainsi. Une opinion contraire leur eût semblé absurde, insoutenable. Car, du fait que dans toute société, même la plus cultivée, on admet l'inéluctable nécessité de s'en remettre à une catégorie d'individus pour les humbles travaux rétribués, il fallait obligatoirement que les Indiens ici fussent employés à ces tâches, avec ou sans rétribution. En effet, si l'on instruisait et raffinait l'Indien, qui donc cultiverait les champs, les ferait produire, et surtout qui ferait office de pongo ?
    Par ailleurs, avait-on jamais vu un Indien se distinguer, briller, s'imposer, dominer, se faire obéir des blancs ? Sans doute, peut-il quelquefois modifier sa situation, l'améliorer, s'enrichir même, mais il n'échappe jamais à son milieu social. Un sunicho commerçant, conseiller, député, ministre ?... Nul ne songerait seulement à imaginer un tel phénomène. On verrait plutôt se bouleverser toutes les lois de la mécaniques céleste. Jamais il ne troque directement le poncho et la culotte fendue sur le côté, emblèmes de son infériorité, contre le chapeau haut-de-forme et la redingote des messieurs. L'Indien qui évolue devient portefaix à La Paz ou boucher. S'il gravit un échelon de plus, il se transforme en cholo avec le veston distinctif, mais il ne pénètre pas encore dans la catégorie des gens « bien ». Pour atteindre cette caste, il faut deux générations de luttes ou, tout au moins, un mélange de sang, comme il arrive chaque fois qu'un blanc peu exigeant ou déchu s'encanaille avec une domestiques indienne, adopte les enfants, les élève et, en même temps que ses biens, leur laisse à son nom en héritage. Le cholo seul peut jouir de certains privilèges : le cholo aisé envoie son fils à l'école, puis à l'Université. Si le fils réussit dans ses études et obtient le titre d'avocat, il plaide, écrit dans les journaux, intrigue en politique et devient parfois juge, conseiller municipal ou député. Dans ce cas et grâce à la fonction, il change de classe et entre dans celle des gens « bien ». Alors, il renie son origine et appelle cholo avec mépris tout ce qu'il déteste, car il est, par atavisme, rancunier et tenace dans ses haines. Puis, il peut parvenir à être sénateur, ministre, peut-être plus encore, si le hasard le favorise. La fortune a toujours souri aux cholos, ainsi qu'en fait foi le tableau lamentable des annales de la patrie qui n'est qu'une immense tache de boue et de sang.
     Parois, il est vrai, les jeunes gens avaient entendu dire, dans les salons, que le maréchal Santa Cruz, président et dictateur, était indien, un pur Indien du bourg Huarina, situé au bord de ce lac qu'ils commençaient à apercevoir là-bas, à l'horizon. Que la famille Untel, aujourd'hui gens de valeur et au premier rang des affaires publiques et des finances, étaient, eux aussi, des Indiens purs ou descendants d'Indiens, que Catacora, le martyr de l'indépendance, était indien, qu'eux mêmes étaient indiens, mais ils ne voulaient pas y croire et tous, à commencer par les descendants du maréchal, comme s'il s'agissait d'une question de vie ou de mort, s'empressaient d'exhumer d'obscures et poussiéreuses généalogies. On eût dit que le fait de passer pour descendants d'Indiens les marquait à jamais de stigmates indélébiles. Alors qu'ils portaient les signes patents de la pire race corrompue des métis, non seulement sur leur peau olivâtre ou leurs cheveux raides, mais surtout dans le ferment de haines et de vilenies contenu dans leur âme...

Race de Bronze, Alcides Arguedas, p.184-186
 


La terre des Indiens

    « Où pourrions-nous aller sans être obligés de servir ? ». C'est sur cette interrogation que se clos le tout premier chapitre du roman à travers laquelle transparaît le dépit des indiens, leur résignation aussi face à leur condition d'esclave. Mais il convient ici d'expliquer comment la situation des indiens en est arrivée là et dans quel cadre de vie ils vivent.

. Les Indiens privés de leur terre :

    Nous apprenons que Pantoja, métisse d'une trentaine d'années, est un grand propriétaire terrien. Effectivement, les indiens boliviens ont étaient dépossédés de leurs terres, pourtant propriétés traditionnelles de leurs ancêtres, au temps de la dictature de Mariano Melgarejo entre 1864 et 1871.
     Indépendante en 1825, et après des tentatives d’institutionnalisation, la Bolivie tombe aux mains de dictateurs et de leurs intérêts personnels. Dans Pueblo enfermo, Arguedas les classes en deux catégories :
  • D'abord les « caudillos cultivés » qui ont tentés de mettre le pays sur la voie de la modernité et se basant sur les modèles européens. C'est par exemple le cas du général Sucre (1826-1828) ou du maréchal Santa Cruz (1829-1839).
  • Les autres sont les « caudillos barbares » d'origine indigène qui multiplient leurs efforts dans le seul but de placer le pays sous leur domination et de l'exploiter à leur profit.
Et le plus emblématiques d'entre eux est Melgarejo. Militaire de carrière et d'origine indienne, Melgarejo participe à la rébellion contre le dictateur Manuel Belzu en 1854. Jugé pour trahison, puis gracié, il se retourne en 1864 contre José Achá et vainc ses forces ainsi que celles de l'ancien président Belzu, qui tente également de reprendre le pouvoir. Il se proclame alors président de Bolivie et écrase l'opposition dès son arrivée au pouvoir.
     Il s'attaque aux droits traditionnels des indigènes, les chassant de leurs terres par le décret connu sous le nom de « Decreto Ordenatorio » publié en mai 1866, lequel accordait aux paysans le droit de racheter à l'État les terres qu'ils occupaient et qui leur avaient en réalité toujours appartenu. Il leur était accordé pour cela un délai délibérément insuffisant de 60 jours. La finalité de ce décret était d'une part de simplifier l'usurpation des terres indiennes aux profit de la grande propriété terrienne, puis de trouver des fonds pour combler le déficit des caisses de l'État. Cette logique d'usurpation s'est poursuivit par le rétablissement du « tributo », un impôt datant de l'époque coloniale et qui pèse sur les indiens, ainsi que par la mise aux enchères des terres de toutes communautés qui ne s'étaient pas encore pliées à la loi. Voici ce qu'on peut lire à la page 97 :

« Ainsi, dans le sang et les larmes, en moins de trois ans de lutte abjecte, furent dissoutes près de cent communautés indigènes dont les biens furent répartis entre une centaine de propriétaires nouveaux. Nombre de ceux-ci parvinrent à usurper des terres de culture de plus de vingt kilomètres d'affilés. Plus de trois cent mille indigènes se virent dépossédés de leurs terres ; quelques-uns émigrèrent sans pensée de retour, tandis que les autres, vaincus par la misère, accablés par la nostalgie invincible du pays, se résignèrent à subir le joug du métis et se firent péons... »

C'est d'ailleurs à la même page que l'on comprend de quel façon le père de Pantoja a obtenu la communauté de Kohahuyo : il était tout simplement proche d'un général favori de Melgarejo. Servile et habile, c'est ainsi que le dictateur l'a récompensé par la concession de terres communales.

. Le cadre de vie des indiens :

    Pantoja est donc le propriétaire d'une hacienda où se déroule la trame de cette histoire. Il convient donc de préciser ce qu'est une hacienda et comment elle s'organise pour comprendre les conditions de vie des Indiens.
    L'hacienda traditionnelle n'évoque par seulement l'idée d'une unité de production agricole, et plus qu'une forme d'appropriation et d'exploitation de la terre, c'est une « institution » qui est la clef de voûte de la société rurale. Elle réalise certes la concentration de la propriété entre les mains d'une petite minorité mais elle propose aussi un mode des rapports de production qui maintiennent la main-d'œuvre, de la naissance à la mort, sur le domaine, cela de deux façons :
  • En lui cédant l'exploitation d'une parcelle contre des obligations matérielles comme la livraison d'une partie de la récolte et la prestation de travail sur la terre,
  • Et en la maintenant dans un état de dépendance souvent personnelle.
    Car l'hacienda est aussi une organisation sociale dont l'idéal est l'autarcie économique puisqu'elle tend à se suffire à elle même. Un idéal aussi de société fermée à l'intérieure de laquelle le propriétaire agit en maître et seigneur. L'hacienda est d'avantage imposante par le nombre de personne qu'elle permet de contrôler que par sa productivité, très limitée. On peut définir l'hacienda comme une organisation para-féodale car à l'état de quasi servage des péons répond la mentalité quasi seigneuriale de l'aristocratie foncière, cela dans un environnement capitaliste même s'il est archaïque par rapport au dynamisme du capitalisme moderne fondé sur le crédit, les salaires, la productivité et le profit. Un situation que Pantoja explique : « pour lui, l'Indien valais moins qu'un objet », et ils ne sont bon qu'à travailler pour lui. Dans le troisième paragraphe, il évoque la condition d'esclave des indiens et le fait que toutes les société s'en soit remis aux mains de classes pauvres pour les travaux difficiles. On voit bien ici la mentalité des patrons qui se pensent supérieurs et la présence d'un capitalisme archaïque. Et face à cette situation, les indiens se soumettent car ils n'ont pas le choix. Un parfait exemple est en la page 213 alors qu'a lieu une fête traditionnelle indienne : « cependant la plupart d'entre eux étant à moitié ivres, jeunes gens et jeunes filles se détachèrent de leur groupe, se traînèrent à genoux jusqu'à l'endroit où se trouvait Pantoja, essuyèrent de leurs lèvres la poussière de ses bottes, lui baisèrent les mains et lui rendirent l’hommage de leur soumission dans une humble attitude et d'un ton poli ».
     Qu'ils soient numériquement majoritaire ou non, dans l'hacienda, les indiens sont toujours réduits en minorité sociologique. Car se sont eux les colons, les péons qui vivent en économie de subsistance sur des terres qui ne sont pas les leurs. Maladies, analphabétisation, faiblesse de conscience de classe, et alcool les caractérisent et leur cadre de vie ne fait rien pour arranger les choses. Ni la religion car si on assiste tout au long du roman aux rites et traditions des indiens, l'emprise de la religion catholique est importante. Ainsi, Agiali pour se marier, contact un curé cupide qui exploite les Indiens et lui fait payer son mariage le prix d'une vache. Loin d'être un protecteur, il est une difficulté de plus lorsqu'il abuse les jeunes indiennes qu'il fait venir à lui sous prétexte de leur apprendre à prier.

La vie des indiens et la question du métissage

    « Notre destiné est la souffrance », ainsi parle à la page 124 de Race de Bronze Choquehuanka, le chef spirituel des indiens alors que les premières idées de révoltes naissent parmi les indigènes au retour du voyage dans la vallée et alors que l'un d'eux est mort. Je vais donc à présent analyser, à travers cet extrait quelles sont les conditions de vie des indiens.

. Une vie de souffrances :

    Les thèmes principaux du roman sont clair : il s'agit avant tout d'un discours passionné en faveur des indiens. L'auteur nous plonge dans leur monde, tant géographique que social, et nous met devant le fait de leurs souffrances et de leurs luttes pour la vie et face à la cruauté de leurs maîtres. Et cet extrait nous montre parfaitement bien quelles sont les conditions de vie des Indiens, et ce à travers les yeux de Pantoja. Ainsi, il est clairement indiqué que l'Indien est classé au rang d'esclave et que « c'était son état naturel », qu'il « était condamné à mourir ainsi ».
     La narration du voyage de quatre péons envoyés dans les vallées échanger les produits de la montagne ouvre le roman par une description des obligations des fermiers Indiens qui doivent affronter de terribles dangers comme la traversée d'un fleuve tumultueux : « La terreur du fleuve avait envahie l'âme des voyageurs » (page 50). Et de peur d'être puni ou de perdre une de leur précieuse ressources, les indiens n'hésitent pas à se jeter dans le courent pour sauver une de leur bête, quitte à en mourir. Tandis qu'à la page 106, Wata-Wara est particulièrement heureuse de recevoir en cadeau de son fiancé une simple pomme ramenée des vallées, la mort d'un Indien provoque à la page 152 la déchéance d'une famille : « et c'est ainsi que le mort enfonça les vivants dans une misère tragique, irrémédiable » car pour payer les dettes de son mari, la veuve doit vendre toutes ces bêtes. Les patrons ne sont inquiet de la mort de leur paysans non pour des raisons humaines, mais pour des raisons économiques car c'est une perte d'argent. D'ailleurs, leur habitat montre bien la misère dans laquelle ils vivent, page 10 : « c'était une longue salle étroite, aux mûrs noirâtres. Face à la petite porte basse, on voyait le four en argile, au fond duquel brûlait un maigre feu qu'alimentait la fiente sèche des brebis. Deux estrades en torchis servaient de lits ». Et face à cette situation, on lit un certain septissisme chez les Indiens, page 138 : « Pour lui, voilà ce qu'était la vie : souffrir, pleurer, lutter et mourir. La joie, une joie exempte de crainte et de regrets, ne lui semblait pas concevable ».
    « Si parfois les souffrances d'une bête pouvaient éveiller sa pitié, jamais celles d'un indien n'y parvenaient ». Pantoja considère les indiens comme des animaux, voir même en dessous des animaux et ne se préoccupe pas de leur situation. Preuve en est à la page 195 :« il ne se souciait que de récolter l'argent à la sueur de leur muscles, à les réduire à la misère. Dans sa demeure en ville, il les obligeait à être debout de l'aube jusqu'à minuit passé. Toujours il leur marchandait les aliments, veillant à ce qu'on leur fasse leur cuisine à part, avec celle du chien. Et leurs dos payaient sous le fouet la plus petite faute, la plus légère négligence ». Tout cela pouvant s'expliquer par le fait que Pantoga et ses amis « se considéraient comme des êtres infiniment supérieurs, d'une essence différente ». Je terminerais cette sous partie par une citation de la page 210 : « les blancs créés directement par Dieu, constituaient une race d'homme supérieure : les patrons. Les indiens, fait d'une semence différente, par des mains beaucoup moins parfaites, étaient tarés, dès leur origine, et nécessairement devaient être assujettis par les blancs jusqu'à la fin des temps ».

. Indiens et métis :

    Reprenant cette idée de race inférieure et de race supérieure, je vais maintenant m'intéresser particulièrement aux questions du métissage que pose clairement ce texte.
   Pantoja nous présente les indiens comme une race sans avenir : « il ne se donnait jamais la peine de se demander si l'indien pouvait échapper à sa condition d'esclave ». Rare sont en effet les Indiens qui réussissent à s’émanciper et les blancs ou métisses font tout pour éviter cela en refusant de les éduquer page 227 : « je me moque de tous ceux qui croient découvrir le secret de la transformation de l'indien dans l'école et le truchement du pédagogue. Le jour où l'indien aura des professeurs, tes héritiers n'auront plus qu'à choisir une autre nationalité ». Le quatrième paragraphe de l'extrait évoque bien cette situation de l'indien sans avenir qui pour atteindre « la caste des gens « biens », il faut deux génération de luttes ou, tout au moins, un mélange de sang ». Devenu Cholo, l’indien métis peut alors espérer faire des études.
    Cet extrait donne une large place à la vision des indiens par Pantoja, j'en ai parlé plus haut, mais il pose les bases d'un problème profond, outre les relations parfois conflictuelles et souvent inégales entre indiens et blancs, celui du métissage. Nous apprenons ici que le seul moyen d' avancer dans la société pour un Indien est le « mélange des sang », « comme il arrive chaque fois qu'un blanc peu exigeant ou déchu s'encanaille avec une domestiques indienne, adopte ses enfants et leur laisse à son nom son héritage ». Le cholo change alors de classe sociale même s'il lui faut encore accomplir beaucoup de chose et la question que souligne cet extrait est quand le cholo « renie son origine ». Et en effet, Pantojo lui-même est un métisse, ainsi que l'administrateur de l'hacienda. Il est d'ailleurs important de noter que Melgarejo lui-même est d'origine indienne ce qui ne l'a pas empêché de privée les indigènes de leurs terres.
   Si le cholo peut obtenir certains privilèges non accordés aux indigènes, notamment au niveau des études, dès qu'il a réussit à se faire une place dans la société, il s'empresse de traiter les indiens dont il il partage l'origine avec mépris. Pantoja distingue sans cesse dans le texte deux races, une supérieure et une inférieure, en évoquant toujours les cholos avec condescendance. On lit d'ailleurs qu'il « appelle cholo avec mépris tout ce qu'il déteste car il est rancunier et tenace dans ses haines ». Le métis a perdu la conscience de son état et se considère dès lors comme un blanc. Jamais les métis qui ont réussis à se faire une place n'utilisent ce terme qui est toujours contesté. Autorisé à devenir hommes de lois, greffiers ou maire, les classes dirigeantes offrent en Bolivie un caractère original qui tient à ce que leurs membres soient acceptés comme métis. La barrière entre métis et indiens devient donc dans un sens aussi culturelle que raciale.

Conclusion :

     Comme le dit André Maurois dans la préface de Race de Bronze, Arguedas nous propose ici une véritable « prédication sociale » à une période où les problèmes sociaux hantaient tous les Boliviens libéraux. Nous nous sommes efforcsé dans cet exposé de transcrire et d'analyser, à travers l'exemple de l'extrait que j'ai choisi et en m'appuyant aussi largement que possible sur l'ensemble de l'œuvre, les grands thèmes du roman. Les messages de l'auteur aussi qui s'est appliqué à nous présenter la vie des Indiens de l'Altiplano andin, leur quotidien, leur travail ou leurs histoires d'amours. Nous mettant face à une description particulièrement détaillée de leur vie et de leur condition de vie, Arguedas nous permet de dresser un portrait assez réaliste de la vie indienne au début du XXe siècle. Car si l'auteur n'est pas un historien et si ce n'est pas un roman historique à proprement parlé, les connaissances d'Arguedas sur son pays et ses populations, notamment acquises lors de sa jeunesse nous permet de nous fier relativement bien à ses dires même s'il n'est pas totalement objectif. Mais s'il prend clairement parti pour les indiens, l'auteur ne défend pas pour autant les actes de violence des ces derniers. « Il ne justifie pas, il décrit » : « dès mon adolescence, j'avais été frappé par l'inutile violence de nos luttes politiques et la persistance des haines personnelles ». Ce roman est tout à la fois un éloge de la fierté et de la dignité de ce peuple asservi et un réquisitoire contre des conquérants qui ont profité d’un armement supérieur pour imposer leur loi et spolier les Indiens. En tout les cas, et pour la première fois, un écrivain se penche sur la vie de la race autochtone, sur ses souffrances, ignorées alors par beaucoup, et sur les problèmes du métissage. Pourtant, l'an dernier en Bolivie, l'ex-ministre à la décolonisation a fait une déclaration étonnante disant que « Race de bronze est le livre le plus raciste possible et continu d'être enseigner dans les classes ». Nous l'avons bien vu, le roman d'Arguedas est plus compliqué que cela, un roman altruiste où l'auteur a voulu transcrire la vie des indiens. On retrouve ici une opposition idéologique où le mouvement indianiste voit en l'indigénisme une sorte de prolongement du colonialisme, d'acculturation et d'intégration des communautés indiennes dans la société. La différence entre les deux courants est que l'indigénisme est un courant de pensée favorable aux indiens dans des relations asymétriques entre les sociétés nationales et les communautés indiennes avec pour objectif d'intégrer ces derniers. L'indianisme lui est un mouvement indien autonome revendiquant sa cohésion ethnique et une relation symétrique envers les sociétés nationales. Il apparaît avec l'émergence des mouvements nationalistes. Ce sont en tout cas tous deux des courants profondément humanistes, et qui se positionnent contre la violence et le racisme des sociétés latino-américaines.

Bibliographie :

CHEVALIER François, L'Amérique latin de l'Indépendance à nos jours, PUF, Paris, 1977
CUNILL Pedro, L'Amérique andine, PUF, Paris, 1966
DABENE Olivier, L'Amérique latine à l'époque contemporaine, Armand Colin, Paris, 2011
FAVRE Henri, L'indigénisme, PUF, Paris, 1996
FISBACH Erich, La Bolivie, L'histoire chaotique d'un pays en quête de son histoire, Éditions du Temps, Paris, 2001
LAVAUD Jean-Pierre, L'instabilité politique de l'Amérique latine, le cas de la Bolivie, Editions l'Harmattan, Paris, 1991
MANIGAT Leslie, L'Amérique latine au XXe siècle, Éditions du Seuil, Paris, 1991