samedi 4 février 2012

Rendez-vous en 1845

L'immigration irlandaise en Grande-Bretagne


    « Depuis la maladie des pommes de terre, l'Irlandais est dégagé de son amour pour le sol. Il a peur de ne pouvoir vivre dans son pays ; il songe à faire fortune et espère trouver le bonheur sur une autre terre »,
Jules de Lasteyrie, L'Irlande depuis la dernière famine, 1853.


    Nous allons dans ce nouveau Rendez-vous nous intéresser à l'immigration Irlandaise en Grande-Bretagne au court du XIXe siècle, et cela à travers divers documents, textes, cartes ou relevés démographiques qui nous permettrons d’appréhender le mieux possible ce complexe sujet d'étude.
    Si l'on peut dire que la Grande-Bretagne et l'Irlande faisaient au XIXe siècle parti d'une même unité politique, les historiens montrent pourtant que, hormis les importants échanges de toutes natures entre les deux îles, tout les sépare : structures économiques, classes sociales et rapports au politique, tendances religieuses, pratiques culturelles, etc. Alors que l'Angleterre est marquée par une révolution industrielle fulgurante qui lui assure le leadership européen, l'Irlande elle vit au même moment des tensions politiques qui attisent les revendications nationalistes dirigées contre le Royaume-Uni et les Anglais, qui ont progressivement conquis l’île du XIIe au XVIIIe siècle, et sont considérés comme des occupants. En 1848, une insurrection organisée par les indépendantistes du mouvement Jeune Irlande est ainsi sévèrement réprimée. Mais la Grande Famine qui va s’abattre sur l'île en 1845 brise tout élan révolutionnaire comme un responsable du mouvement nationaliste le dit très bien : « Une ration de farine jaune était toute l'ambition des gens, et quand ils étaient parvenus à se la procurer, ils ne se souciaient plus de rien ».
    Car plus que secouer les nationalistes, cette famine participe à l'immigration de masse que subit l'Irlande au XIXe siècle. Or les questions démographiques ont plus d'acuité en Irlande que partout ailleurs car elle est un cas bien singulier : c'est le seul pays du monde qui soit moins peuplé de nos jours qu'au milieu du XIXe siècle. Le maximum de population a dû être atteint en 1845 avec 8,5 millions d'habitants. La famine elle-même, puis la vague d'émigration qu'elle déclenche réduisent ensuite brutalement la population. Le minimum historique est ainsi atteint en 1926 avec un peu plus de 4 millions d'habitants, à peine la moitié de l'effectif de 1845. Persécution religieuse des autorités anglaises contre la population indigène restée en majorité fidèle au catholicisme, ostracisme politique, exploitation des paysans irlandais par les propriétaires absentéistes anglais et écossais, tout cela peut rendre compte de ce mouvement migratoire que vit l'Irlande, au moins autant que la misère, elle-même conséquence de la pauvreté naturelle de l'île et d'une structure foncière injuste. Et si les États-Unis sont de la Grande Famine aux années 1920 la destination préférée des migrants, les départs vers l'Angleterre ne sont pas en restent puisqu'elle est la terre d'accueil d'environ ¼ des migrants Irlandais.
    Notre analyse des mouvements migratoires Irlandais se fera particulièrement par la critique d'un extrait des Études sur l'Angleterre de Léon Faucher, publiées en 1845 et qu'il convient de présenter dès à présent. Né en 1803 à Limoges et mort en 1854, Faucher est un journaliste et économiste français, ministre de l'Intérieur et chef du gouvernement sous la IIe République. Il écrit dans divers journaux, notamment dans le Courrier français dont il devient le rédacteur en chef et est reçu à l’Académie des sciences morales et politiques. Il se rend en voyage en Angleterre en 1843 afin d'y étudier le système politique et social et publie ici ses recherches dans la Revue des deux mondes, une des plus anciennes publications périodiques en France fondée en 1829. Cet extrait nous propose un portrait « orienté », nous le verrons, de la vie des migrants irlandais à Manchester et évoque son passage de la misère et l'ivrognerie à l'alphabétisation. Par l'intermédiaire notamment des religieux, il semble que les ouvriers irlandais auraient commencé à s'émanciper, à se cultiver et à s'organiser. Voici donc cet extrait :


    « On distingue aisément, au milieu de ces multitudes, les ouvriers irlandais d'origine, qui sont au nombre de 35 000 à 40 000 à Manchester. Les Anglais vont par petits groupes ou s'isolent entre eux, à moins qu'ils n'aient à débattre un intérêt commun et du moment, tel qu'une augmentation des salaires ou une réduction dans les heures du travail. Les Irlandais sont perpétuellement à l'état d'agitation. Souvent ils s'assemblent par centaines au coin de la route d' Oldham et d'Ancoats-Street. Un d'entre eux lit à haute voix les nouvelles d'Irlande, les adresses d'O'Connell ou les circulaires de l'associa­tion ; puis le tout est commenté sans fin et à grand bruit dans les rangs pressés de cette foule. Ils sont si étroitement organisés, et, pour employer un terme militaire, ils serrent tellement leurs coudes, qu'en un clin d'ail, et au premier signal, mille à deux mille sont réunis sur un point donné.   
    Il y a quelques années, les ouvriers irlandais formaient la partie la plus abjecte de la population ; leurs demeures étaient les plus sales et les plus malsaines, et leurs enfants les plus négligés. C'était dans les caves habitées par les Irlandais que se distillaient en fraude des spiritueux grossiers. La misère, la fièvre, l'ivrognerie, la débauche et le vol y étaient en permanence. Là se retiraient de préférence les vagabonds et les malfaiteurs. Tous les jours, quelque rixe éclatait dans ces affreux quartiers, ou quelque crime les ensanglantait.
    Ces faits, dont on trouve la trace dans toutes les enquêtes parlementaires ou administratives publiées depuis douze ans, sont aujourd'hui notablement changés. Les prédications du père Mathieu, secondées par les efforts du clergé catholique, ont commencé à relever ces malheureux de leur dégradation. Ils s'enivrent moins, et par suite les rixes sont moins fréquentes. Le dimanche 22 juillet 1843, vingt mille d'entre eux avaient pris l'engagement de s'abstenir de liqueurs spiritueuses (taken the pledge); le lundi, la police ramassait moitié moins d'ivrognes et de délinquants. Les cabaretiers (publicans) jetaient les hauts cris. Tel palais du gin, qui avait coutume de réunir cinquante hommes à la fois, n'en comptait plus que quinze ou vingt. Ce qu'il y a de plus remarquable, c'est la surveillance exercée par le clergé sur l'éducation des enfants. Dans cette ville, où les enfants en bas âge, livrés à eux-mêmes, courent les rues pieds-nus et en haillons, pendant que leurs parents s'enivrent, et où la police en a recueilli jusqu'à cinq mille par an égarés sur la voie publique, les prêtres catholiques tiennent le soir les chapelles ouvertes, comme une espèce d'asile où les jeunes filles et les jeunes garçons passent le temps à chanter des cantiques et à écouter la parole de leur pasteur.
    J'ai vu le dimanche cinq à six mille de ces enfants défiler processionnellement sous la  bannière de saint Patrick, et la demi-propreté, la décence de cette foule enfantine, est le progrès le plus grand, ainsi que le pli inattendu, qu'il m'ait été donné de constater. Les écrivains anglais reconnaissent eux-mêmes, non sans étonnement, qu'il existe aujourd'hui parmi les Irlandais de Manchester un plus grand nombre d'ouvriers sachant lire et écrire, que dans la population d'origine saxonne'; les femmes irlandai­ses sont aussi beaucoup plus chastes et plus attachées à leurs devoirs domestiques. Il n'y a que l'aptitude mécanique qui manque à cette race : les ouvriers irlandais comptent parmi les moins habiles ; on les emploie principalement comme manœuvres ou hommes de peine, et c'est parmi eux que l'on prend les commissionnaires, les portefaix, ainsi que les porteurs d'eau. »


L. Faucher, Études sur l’Angleterre, Paris. 1856; t. 1, p. 266-268.

    Les autres documents seront pour l'essentiel issu d'un article de Busteed et Hodgson publié dans le Geographical Journal et qui nous proposera une série de documents, de cartes, de plans et de tableaux permettant de mieux cerner ce phénomène démographique dans toutes ses complexités. Et la question qui se posera sera finalement de voir quelle lecture Faucher va-t-il nous proposer de cette immigration irlandaise. Comment peut-on aussi exprimer ce que représentent réellement les Irlandais au yeux des anglais ? Et pour ce faire, nous verrons dans un premier temps la période des migrations en elle-même et celle des difficultés d'arrivée, moment « d'ivrognerie » décrit par Faucher ; et dans un second temps, la période cette fois d'acclimatation, d'intégration à la société industrielle, d'organisation des migrants irlandais. Et face à cela donc, la réaction des anglais. Une partie surtout plus critique notamment envers le texte, afin de montrer les objectifs de l'auteur et de comprendre pourquoi il a telle ou telle vision des migrants.    


Vagues migratoires et « sauvagerie »

. Une typologie des vagues migratoires :

     On peut lire dès la première ligne du texte « Les ouvriers irlandais d'origine, [...] sont au nombre de 35 000 à 40 000 à Manchester ». Comment peut-pont alors expliquer cette présence d'irlandais en Angleterre ?
  Depuis 1815, près d'un million d'Irlandais avaient déjà quitté l'île, essentiellement pour l'Amérique du Nord, plus accessible avec la baisse du prix de la traversée. Mais avec la Famine, l'immigration fait un bond : entre 1845 et 54, 2,3 millions d'Irlandais partent, le quart en Grande-Bretagne pour les plus pauvres qui ne peuvent payer le passage transatlantique, ou ceux qui espèrent trouver du travail dans un secteur particulier, ou encore qui pensent ne partir que temporairement. Pour la grande majorité, ces émigrants sont âgés de moins de 30 ans, la plupart viennent des campagnes et n'ont pas de qualification particulière : « les ouvriers irlandais comptent parmi les moins habiles ». Beaucoup d'ouvrier agricoles pour les hommes, domestiques pour les femmes. On peut donc distinguer plusieurs vagues migratoires.
     La première et sans doute la plus spectaculaire est l'immigration de famine. Désastre sans précédent qui frappe l'Irlande de l'automne 1845 à 1849, elle a des conséquences considérables pour l'île. La maladie de la pomme de terre, alimentation quasi exclusive des paysans depuis le XVIIIe siècle, et les épidémies qui l'accompagnent font périr environ 1,5 millions de personnes et provoquent une émigration de masse. Or l'Irlande est avant tout une société rurale dont le développement ne prend pas la forme d'une industrialisation : l'île reste donc en marge du Royaumes-Unis, et la Famine accentue encore l'animosité entre anglais et irlandais : même le ventre creux, les tenanciers irlandais étaient en effet obligés de vendre leur blé pour payer les fermages sous peine d'expulsion. Les anglais gagnent ainsi la réputation « d'Affameurs » et s'inquiètent plutôt du brusque afflux d'immigrants dans les villes de Grande-Bretagne. En effet, dans les années 1840, 274 000 Irlandais partent en Angleterre, 100 000 en Écosse. Ces régions sont choisies car la plupart des Irlandais préféraient se déplacer vers les régions urbaines et industrielle en expansion. Et je vous propose ici deux documents sur lesquels nous allons baser cette analyse :


Fig. 1. Irish-bor population in a) Great Britain (by registration counties)
and b) Lancashire and Cheshi re (by enumeration districts) in 1851



Ce sont ainsi les grandes régions industrielles qui concentrent la part la plus importante de population irlandaise comme le Lancashire avec 200 000 natifs irlandais en 1851 ou le Cheshire avec plus de 16% d'irlandais sur 25 000 habitants. Pourquoi ici ? Car ce sont les régions qui offre le plus d'emplois et de possibilité de réussite. Les Irlandais s'installent dans les grandes villes, au point que l'on parle pour Liverpool de « faubourg de Dublin » avec 22,3% d'irlandais d'origine (1ere du pays), ou encore à Glasgow avec 18,2% d'irlandais. Nous sommes donc ici à la fois devant une vague migratoire frumentaire, de famine, mais aussi industrielle.
     On peut également parler de deux autres types de vagues migratoires. C'est tout d'abord une immigration de type industriallo-familiale : les familles pauvres qui veulent partir ont eu beaucoup de mal à le faire si elles ne bénéficiaient d'aucune aide financière de proches en Grande-Bretagne. Les premiers migrants font donc venir à leur tour leur famille. Cela a entre autre pour conséquence le début d'une organisation entre irlandais d'origine. Et ce sont enfin les migrations saisonnières de paysans irlandais vers les régions agricoles d'Angleterre comme le nord des Middlands où l'on note bien ici entre 8 et 16% de population irlandaise.

. Misère et criminalité :

      « Les ouvriers irlandais formaient la partie la plus abjecte de la population » nous annonce Léon Foucher. Les anglais ne voient en effet dans les Irlandais que des bagarreurs irascibles et des buveurs invétérés. Et Faucher retranscrit bien cette opinion quand on relève le lexique très dégradant usité pour décrire les irlandais : « la misère, la fièvre, l'ivrognerie, la débauche et le vol ». L'auteur nous dépeint un portrait très noir de cette population qui concorde avec la vision que les anglais en ont. Car plus que l'ivrognerie, les irlandais sont accusé d'être à l'origine des crimes les plus odieux du royaumes : « tous les jours, quelques rixe éclatait dans ces affreux quartiers, ou quelque crime les ensanglantait ». L'impression que nous donne le texte est finalement l'idée selon laquelle les irlandais serait en dehors de la société, dans une sorte de caste interne où régnerait la misère et la débauche, comme en dehors de la civilisation. Et cela peut-être illustré par le tableau suivant qui nous présente le nombre d'Irlandais concernés par les crimes et violences commis sur des individus à Manchester en 1845-54.

 
Alors peuplée en 1851 de 329 000 habitants, dont 13% d'irlandais, la part de ces derniers dans les crimes, sans être majoritaire, reste notable. Prenons l'exemple le plus frappant, les troubles à l'ordre et à la paix publique : 590 irlandais arrêté sur un total de 1237. Mais quand on regarde par contre les chiffres des personnes arrêtés pour ivrognerie, c'est 1500 irlandais sur plus de 7200 arrestations, ce qui statistiquement parlant est peu. Il faut donc regarder se tableau d'un œil affûté. Si effectivement les irlandais vivent dans un contexte qui prête au développement de la « misère et de la débauche », l'auteur oublie donc de préciser que les anglais d'origine ne sont pas en reste.
     Alors justement, la question se pose de savoir quel est ce contexte de vie qui aurait comme conséquence cette misère. Car plus que l'ivrognerie et la criminalité, ce sont les conditions de vie de ces ouvriers qui participent de leur misère et de leur intégration dans « ces affreux quartiers ». En quelques décennies, la révolution industrielle a donné naissance à une nouvelle classe, les ouvriers de la mine et de l'usine où se regroupent les irlandais en grande majorité. Le factory system qui remplace le domestic system impose de nouvelles conditions de travail plus dures encore. Or, on emploi les irlandais « principalement comme manœuvres ou hommes de peine, et c'est parmi eux que l'on prend les commissionnaires, les portefaix, ainsi que les porteurs d'eaux », autrement dit, les irlandais sont employés pour les travaux les plus difficiles : Un manœuvre est en effet un ouvrier polyvalent et peu qualifié ; l'homme de peine est l'ouvrier agricole le plus bas de l'échelle, employé pour effectuer les travaux les plus pénible ; un commissionnaire est celui dont le métier est de faire les commissions d'autrui et, particulièrement, de porter les messages et les bagages ; et le portefaix est celui qui est chargé de débarquer les marchandises des bateaux. Mais le factory system a aussi pour caractéristique la concentration des ouvriers en un lieu unique, ce qui va bien sûr participer au développement des villes et quelque part aussi à l'intégration de ces irlandais ouvriers dans l'espace industriel anglais, mais aussi à leur encrage dans cette misère quotidienne : Faucher utilise ainsi le terme de « cave » pour désigner leur habitat.

. L'intégration dans l'espace :

    On peut lire dans l'extrait des Études sur l'Angleterre proposé ici « leurs demeurent étaient les plus sales et les plus malsaines ». Reflet des conditions du salaire et de l'emploi, les formes de l'habitat urbain ne pouvait qu'encourager le développement de l'immoralité dont se plaignent finalement les bourgeois de l'époque. Or, l'essor des villes est un fait marquant pour la période qui nous concerne : en 1851, les classes urbaines représentent 48% de la population du Royaume. Mais nous allons surtout ici nous intéresser au cas de Manchester grâce au texte et à deux plans de la ville, le premier qui nous présente l'ensemble de l'aire urbaine de Manchester, et le second, un exemple d'une nouvelle-ville quasi exclusivement irlandaise dans la banlieue. 

 
   Dans ses quartiers « se retiraient de préférence les vagabonds et les malfaiteurs ». Manchester est le prototype de la cité industrielle moderne. L'homme politique Disraeli dans Coningsby (1844) salue ainsi cette ville comme un exploit unique de développement, tout en relevant l'antagonisme fondamental entre « deux nations » dans sa population, les riches et les pauvres. Manchester est une capitale cotonnière, une métropole dont le rayonnement s'étend dans une aire urbaine peuplée de plus de 1,25 millions d'habitants au cours des années 1840. C'est là que l'industrie moderne est à son apogée, ce que l'on peut voir sur le premier plan notamment à travers toutes les gares de la ville (London Road Station, Victoria Station ou Liverpool Road Station) et qui traduisent bien le fulgurant développement industrielle. La ville centre passe ainsi de 75 000 habitants en 1801 à 329 000 en 1851. La ville se subdivise bien deux zones : d'abord un centre commercial et quartiers bourgeois qui sont entourés d'une ceinture ouvrière (extensions urbaines sur la cartes). Ces banlieues et villes nouvelles sont donc plus exclusivement ouvrière que Manchester même, sombres, enfumées, sales avec quelques 400 000 habitants qui s'y entassent.
     Et les Irlandais qui s'installent tendent à se réunir dans les mêmes quartiers qui deviennent parfois des quartiers irlandais comme ici le New Town au nord de Manchester. Et ces villes nouvelles sont surtout composées de cottages loués aux ouvriers, ensemble d’habitations très dense afin limiter l'investissement en terrain, et les maisons s'accolent les unes aux autres. La saleté, l'absence d'aération totale et les édifices très mal entretenus caractérisent ces « affreux quartiers » dont nous parle Foucher. Et l'économiste William Nassau de dire également que « les rues de ces banlieues sans pavées ont un tas de fumier ou une petite mare en leur milieu, les maisons sont adossées les unes aux autres sans aération ni drainage du sol et des familles entières en sont réduites à vivre dans le recoin d'une cave ou d'une mansarde ».
     Les différences culturelles, comme l’usage de la langue gaélique et surtout la religion catholique, empêchent l'assimilation des irlandais au sein de populations majoritairement anglophones et protestantes, tout autant donc que la misère et la criminalité, conséquence des conditions de vie très dures. Mais la deuxième génération va elle réussir à se hisser progressivement dans la société, parfois à des emplois mieux considérés, et de plus, tous les Irlandais gardent une identité forte et entretiennent le souvenir de l’Irlande, en soutenant notamment les mouvements nationalistes.

Une moment d'acclimatation à la société industrielle ?

. « Relever ces malheureux de leur dégradation » :

    Le second temps que nous présente Faucher est donc celui d'une certaine acclimatation des irlandais à la société, d'une sortie de leur misère : « ces faits, dont on trouve la trace dans toutes les enquêtes parlementaires ou administratives publiées depuis douze ans, sont aujourd'hui notablement changés ».
      « Ils s'enivrent moins, et par suite les rixes sont moins fréquentes ». Comment explique-t-il cela ? Par l'action des religieux : « les prédications du père Mathieu, secondé par les efforts du clergé catholiques, ont commencé à relever ces malheureux de leur dégradation ». L'irréligion et l'alcoolisme sont un trait caractéristique du monde ouvrier. En 1843, Lord Ashley estimait à 25 millions de livres les dépenses en alcool de la classe ouvrière. L'immoralité est souvent attribuée à la croissante irréligion : au milieu du siècle, 50% des citadins et des habitants des zones industrielles ne pratiquent plus. Un rapport de 1853 cite comme causes du comportement de la population ouvrière l'indifférence des pasteurs envers les maux de la société industrielle et le nombre insuffisant de temples et de prêtres dans les quartiers populaires. Une situation qui tend à se modifier, notamment ici parmi les irlandais, et grâce à l'action du Père Mathieu, issu d'une famille noble du Pays de Galles qui entre dans les ordres en 1814. Il obtient la confiance des protestants et surtout des membres de la Société des Amis, résolus à s'opposer aux progrès de plus en plus effrayant de l'ivrognerie dans toutes les classes de la société irlandaise. Il s'adressent au père Mathieu pour prendre la tête de la ligue moralisatrice et après l'Irlande, il passe en Amérique et en Angleterre pour poursuivre son œuvre et provoque nombre de conversions et de retour vers la religion. C'est ainsi que « vingt mille d'entre eux avaient pris l'engagement de s'abstenir de liqueurs spiritueuse » et que « le lundi, la police ramassait moitié moins d'ivrogne ».
     L'autre évolution que note Faucher est l'encadrement des enfants : « ce qu'il y a de plus remarquable, c'est la surveillance exercée par le clergé sur l'éducation des enfants ». La vie familiale est en effet souvent désagrégée par le travail de tous les membres d'une même famille et l'inaptitude des parents épuisés à éduquer leurs enfants et auxquels ils font parfois partager leurs « vices » comme l'alcool. Et Faucher de présenter cette situation où « les enfants en bas-âges sont livrés à eux mêmes » « pendants que leurs parents s'enivrent ». Et cet encadrement passe aussi par le fait que l'Église anglicane, jusque là considérée comme l'Église des riches qui prône la stabilité sociale et ne soutient pas ou peu les combats menés par le monde ouvrier pour son émancipation, va cherche à regagner du terrain dans la seconde moitié du siècle : elle créée de nouvelles paroisses, en particulier dans les villes industrielles, forme de nouveaux pasteurs et lance la construction de près de 3000 temples (exemple à Manchester de toute une série de nouvelles églises dans les banlieues comme Saint-Patrick ou Saint-Chad). L'encadrement est donc plus important, notamment pour les enfants qui « défilent sous la bannière de Saint Patrick » dans « la demi-propreté et la décence de cette foule enfantine ».
    On peut donc souligner les remarquables succès de ceux qui ont bien voulu aller au peuple et ne l'ont pas attendu simplement et passivement dans les églises. L'encadrement de l'éducation des enfants irlandais sort progressivement ce milieu de leur misère et participe de leur cultaration et de leur organisation.
 
. Parcours politique des ouvriers Irlandais :

    « Il existe aujourd'hui parmi les Irlandais de Manchester un plus grand nombre d'ouvriers sachant lire et écrire, que dans la population d'origine saxonne ». Sous l'effet conjugué des religieux et d'une certaine forme d'union des irlandais, il semble que ceux-ci se soit petit à petit acclimaté à la société, et aient commencé à se sortir de leur état de misère. Une petite minorité d’ouvriers irlandais réagit à sa condition par le crime et la violence, une forte majorité par l’abattement et la résignation. Une fraction plus ou moins nombreuse selon les circonstances recourt à l'action syndicale et à l'agitation politique. C'est ainsi que « les Irlandais sont perpétuellement à l'état d'agitation, souvent ils s'assemblent par centaine au coin de la route d'Oldham et d'Ancoats-Street ». 

Discours du Libérateur Daniel O'Connell
 
   Les irlandais à leur arrivée conservent en effet une forte identité et entretiennent le souvenir de leur pays natal. Cela en soutenant les mouvements nationalistes : « un d'entre eux lit à haute voix les nouvelles d'Irlande, les adresses d'O'Connell ou les circulaires de l'association ». Nous en avons parlé en introduction, l'Irlande est en effet secoué d'un mouvement nationaliste contre l'occupant anglais, un mouvement d'abord dirigé par O'Connell, homme politique irlandais qui obtient l'émancipation des catholiques d'Irlande, promoteur d'un nationalisme irlandais non-violent qui contribue à l'alignement des luttes politiques irlandaises et à mobiliser la communauté catholique en tant que force politique à part entière. Mais ceci ne l'empêche pas d'être condamné à trois mois de prison pour sédition. Ses partisans l'abandonnent en masse et la déception face à l'échec de la contestation contre l'Acte d'Union conduit certains d'entre eux à créer la Jeune Irlande qui choisit des moyens plus radicaux pour d'obtenir l'indépendance de l'Irlande, tout en partageant le conservatisme social d'O'Connell. L'association dont parle ensuite Faucher est peut-être celle fondée par l'irlandais John Doherty, l'Association Nationale pour la protection du travail en 1830, une des première tentative de créer un syndicat national en Grande-Bretagne à l'initiative donc d'un Irlandais. Faucher décrit les Irlandais comme étant « étroitement organisés » et qui participent donc de plus en plus aux mouvements syndicaux qui apparaissent au court du XIXe siècle en Angleterre.

. Dits et non-dits :

   Nous l'avons évoqué tout à l'heure, l'immigration irlandaise est particulièrement mal vue par les anglais. Entassés dans les quartiers sordides des ports et des centres industriels, ces arrivants prêts à travailler au plus bas prix renforcent en effet l'irlandophobie traditionnelle de nombre d'Anglais qui ne voient en eux que des briseurs de grèves et des bigots papistes. Pourtant, une partie de l'opinion publique anglaise s'en prend également aux landlords (propriétaires terriens) anglo-irlandais accusés d'être, par leur égoïsme passé, responsable de la misère des paysans irlandais et de leur arrivée massive en Grande-Bretagne. Et cette vision anglaise des migrants se retrouve d'ailleurs très largement retranscrite chez divers auteurs, anglais ou étrangers de passage, et dont Léon Faucher est un bon exemple.
    Les irlandais sont donc accusés d'abaisser les salaires. Ainsi, Marx dans Le Capital dit que « l’ouvrier anglais moyen hait l’ouvrier irlandais comme un concurrent qui abaisse son niveau de vie ». Engels également : « c'est contre un concurrent de ce genre que doit lutter le travailleur anglais, contre un concurrent qui se contente d'un salaire inférieur à celui de n'importe quel autre travailleur ». Mais quand on regarde les faits, les choses sont en fait bien plus plus compliquées que cela. La main-d'œuvre ouvrière en Grande-Bretagne est en effet caractérisée par une grande homogénéité principalement du à la la croissance massive de la population de 50% entre 1800 et 1850. Et l'immigration irlandaise en a aussi été un facteur notable. Si dans certains cas, les employeurs ont effectivement fait appellent à des irlandais pour briser les grèves, ils étaient surtout employés pour des travaux très pénibles et les moins rémunérées : construction des canaux et tunnels, des logements. Idée que l'on trouve bien chez Foucher : « on les emploie principalement comme manœuvre ou homme de peine... ». Ainsi, la main-d'œuvre irlandaise n'entre pas forcément en concurrence avec les travailleurs britanniques.
    L'idée ensuite selon laquelle Foucher présente les irlandais en dehors de la civilisation est aussi reprise chez d'autres auteurs comme Thomas Carlyle : « l'Irlandais, ignorant de toute civilisation, chasse l'indigène saxon, non pas par sa force, mais par le contraire, et il s'empare de sa place », ou Engels : « ces gens, qui ont grandi presque sans connaître les bienfaits de la civilisation, arrivent ainsi, apportant leurs mœurs brutales dans une classe de la population qui a, pour dire vrai, peu d'inclination pour la culture et la moralité ». Et si l'on reprend notre tableau de criminalité, les arrestations qui ne concernent pas les irlandais sont donc d'après quand même de leur fait. Les Irlandais corrompraient ainsi les autres ouvriers anglais. Faucher n'est donc pas le seul à nous proposer de très noir portrait des immigrants irlandais. Mais comment peut-on expliquer sa vision à lui. Car le but de quelqu'un comme Marx est de reprocher cette situation à la société capitaliste et d'opposer les travailleurs aux bourgeois, mais quand est-il pour lui ? Et bien on peut aussi trouver une explication dans ses idéaux politique mais qui se révèlent très différents : Faucher est effectivement un conservateurs catholiques, et, appelé au ministère de l'intérieur sous la IIe République, il réprime énergiquement le désordre. Il sera aussi censuré par l’Assemblée à la suite de la découverte d’une circulaire qu’il avait adressée aux préfets pour infléchir le résultat des futures élections. Et j'en donnerai une petite citation pour finir : « depuis quelques mois, et par suite du ralentissement des principales industries, des coalitions d'ouvriers et des grèves se produisent fréquemment ; comme de pareils incidents réagissent d'une manière fâcheuse sur les intérêts privés et sur la tranquillité publique, je crois nécessaire de vous rappeler les principes que l'administration doit prendre pour règle en pareille occurrence ». 

Conclusion :

     L'historien Pocock pose les bases dans un article publié en 1975 de ce qui devait être la « New British History ». Cet historien néo-zélandais s'est en effet détaché d'une vieille tradition historiographique qui voulait englober l'histoire des Écossais, des Gallois, des Irlandais et des Britanniques dans une même histoire de l'Angleterre. Pocock veut lui s’atteler à une histoire de ces quatre nations et de leurs interactions. Cette histoires des « îles britanniques » devient même celle des « îles britanniques et Irlandaises » avec Norman Davies au moment de la crise nord-irlandaise. Mais la question reste de savoir comment étudier le cas particulier des migrants irlandais du XIXe, de quel point de vu ? Comment faire pour en avoir une vision objective ? Car face à un mouvement massif, nous avons donc vu que les auteurs nous proposais une vision très noires des irlandais selon leurs idéaux politiques qui peuvent donc orienter leurs discours. Ainsi Faucher décrit deux phases : une de difficultés, et une de redressement progressive et de conclure sur le fait qu'il « n'y a que l'aptitude mécanique qui manque à cette race ». Il faut de plus noter que l'Irlande n'est pas la seule à connaître un mouvement de migrations, forcées ou assistées, expérience marquante voire traumatique pour l'ouvrier britannique d'un côté ou de l'autre de la Mer d'Irlande. Et nous terminerons par une citation de l'historien Elie Halévy qui conclu bien ce sujet  : « Je cherche à déchiffrer le plus indéchiffrable des peuples, le plus moral, le moins familiale, le plus mobile, le plus adapté, le plus franc et le plus hypocrite. Où est le principe ? ».